Cinquante ans après la spectaculaire réussite de la mission Apollo XI, 9 % des Français pensent que les Américains ne sont en réalité jamais allés sur la lune et que la NASA a fabriqué de fausses images de l’opération. Le gouvernement américain aurait donc fait croire à l’existence et au succès de cette mission spatiale, probablement dans le but d’impressionner son rival soviétique.
Cette théorie d’un « complot lunaire », ou moon hoax, prend forme aux États-Unis durant la première moitié des années 1970, en plein contexte de défiance grandissante de la population américaine à l’égard de son gouvernement (guerre du Vietnam, Watergate…).
Au début des années 2000, le développement d’Internet relance le moon hoax. Des internautes se mettent à analyser des milliers d’images de l’événement, dans l’espoir de détecter ce qui pourrait constituer une anomalie prouvant la supercherie. D’autres cherchent et compilent des arguments contestant la faisabilité technique de l’opération, allant jusqu’à distordre des connaissances scientifiques pour affirmer qu’il est impossible pour des humains d’atteindre la lune.
Le moon hoax, comme toute théorie du complot, repose ainsi sur une accumulation d’arguments hétérogènes plus ou moins baroques, qui peuvent d’ailleurs fort bien se contredire entre eux sans que cela ne pose problème. Un tel « mille-feuille argumentatif », comme le nomme le sociologue Gérald Bronner, a pour seul objectif d’instiller le doute quant à la version « officielle » d’un événement donné.
L’existence de récits conspirationnistes en tout genre ne constitue pas une nouveauté historique. Cependant, ces théories rencontrent aujourd’hui un écho public inédit. Comment expliquer que des citoyens éduqués et informés puissent adhérer dans des proportions surprenantes à des théories soutenant, par exemple, que nos dirigeants politiques complotent avec des extraterrestres au détriment du reste de l’humanité, ou qu’ils nous mentent sur le fait que nous soyons allés sur la lune ?
Bien entendu, toutes les théories du complot ne paraissent pas, de prime abord, aussi farfelues que ces deux exemples. Il n’en demeure pas moins que les récits conspirationnistes consistent toujours en une simplification à outrance des logiques régissant le fonctionnement de nos sociétés et l’enchaînement des faits historiques.
Les promoteurs des théories du complot expliquent en effet les phénomènes sur lesquels ils se penchent de manière manichéenne et monocausale – ce qui a pour effet de susciter un sentiment de dévoilement d’une réalité inquiétante mais univoque qui nous aurait été cachée.
Pour n’en donner qu’un exemple, selon certains complotistes, tous les malheurs qui touchent l’humanité proviendraient d’une seule et unique source : les Illuminati qui, tapis dans les coulisses des sphères politique et médiatique mondiales, seraient en réalité les authentiques détenteurs du pouvoir et nuiraient aux populations dans leur seul intérêt. Des récits semblables ont pour agents machiavéliques les francs-maçons, les Juifs, ou encore, des reptiles humanoïdes extraterrestres.
Ne faut-il pas être totalement irrationnel pour tomber dans le piège de théories aussi caricaturalement manichéennes et simplistes ? En réalité, l’adhésion aux théories du complot repose, pour partie au moins, sur des raisons d’y croire. En effet, je l’ai évoqué, la plupart des théories du complot comportent un important argumentaire.
Les démonstrations des conspirationnistes ne résistent évidemment pas à une analyse sérieuse. Par contre, elles jouissent d’un certain pouvoir de persuasion, notamment du fait qu’elles exploitent un large éventail de biais cognitifs humains, tel que celui qui nous incline à voir l’effet d’une intentionnalité derrière chaque événement, ou celui qui nous conduit à inférer la présence d’un lien de causalité entre deux phénomènes concomitants – c’est le fameux « Comme par hasard ! » des complotistes.
Par ailleurs, des chercheurs ont souligné le fait que certaines théories du complot fonctionnent comme d’authentiques discours politiques émanant d’« entrepreneurs en complots », dont des politiciens extrémistes. En désignant un ennemi et en légitimant tous les moyens de lutter contre lui, ces théories du complot servent d’outils de mobilisation à des agents qui se perçoivent comme des « acteurs faibles du jeu politique ».
Les discours politiques complotistes sont particulièrement susceptibles de séduire des individus qui se sentent précarisés ou menacés socialement. Ces derniers peuvent en effet y trouver une grille interprétative du monde qui confère un sens à leur situation et désigne une cause unique aux injustices dont ils pensent – à tort ou à raison – être victimes.
C’est ce qu’illustre une étude menée en 2012 au sein de quartiers précaires de Bruxelles : les jeunes immigrés ou descendants d’immigrés marocains et africains subsahariens qui y vivent adhèrent massivement à une lecture du monde nourrie de thèses complotistes selon lesquelles des « puissants » œuvreraient dans l’ombre à stigmatiser les immigrés présents dans les pays occidentaux, y compris en organisant des attentats sur leur propre territoire pour les leur attribuer.
Par cette vision complotiste du monde, « […] ces jeunes donnent du sens au passé (les silences qui entourent l’histoire coloniale et les histoires migratoires), tout autant qu’à leur ressenti de xénophobie et aux discriminations contemporaines. »
Une manière complémentaire d’aborder le conspirationnisme est de le conceptualiser en tant que « connaissance stigmatisé ». Les théories du complot proposent en effet des discours sur le monde visant à le rendre intelligible. Cependant, ces discours ne sont pas reconnus conformes à la réalité par les « institutions validantes » que constituent notamment les médias et les communautés scientifiques et universitaires. Cela leur vaut d’être stigmatisés, voire moqués. Plutôt que de les abandonner, leurs adhérents affirment que ces institutions validantes sont, en réalité, parties prenantes du complot.
Jusqu’à peu, la plupart des théories du complot ne parvenaient guère à essaimer en dehors de certaines marges de la société. En effet, l’absence de validation institutionnelle leur interdisait l’accès aux canaux médiatiques traditionnels. Selon Michael Barkun, cependant, les choses ont radicalement changé depuis l’arrivée d’Internet dans la majorité des foyers.
Le politologue américain retient deux facteurs supplémentaires qui auraient contribué à faire des théories du complot des connaissances de moins en moins stigmatisées à partir des années quatre-vingt-dix : le développement d’un sentiment généralisé de méfiance à l’égard des élites politiques, scientifiques et médiatiques, et la présence croissante du thème conspirationniste dans la culture populaire.
De nombreux autres chercheurs soulignent également l’importance du déficit contemporain de confiance envers les élites pour expliquer le succès actuel du complotisme. Une telle défiance chronique susciterait un état d’inquiétude au sein de la population, dont une partie chercherait à se rassurer en recourant à diverses stratégies de réduction de la complexité du monde. L’une de ces stratégies serait de se tourner vers les théories du complot, dont on a vu qu’elles ont pour caractéristique de fournir des explications simples et univoques aux événements en réalité complexes sur lesquels elles portent.
Quant à l’émergence d’une culture populaire mobilisant les codes du conspirationnisme (séries télé, films, romans), elle aurait contribué « à l’érosion de ce qui était auparavant une frontière claire et solide entre le discours marginal et le discours dominant » (Barkun).
Cette hypothèse est corroborée par une étude de terrain conduite auprès de lycéens français montrant que ces derniers « font appel à des références issues des œuvres contemporaines de fiction […] pour répondre au doute créé par ce qui leur semble “incohérent”, “bizarre” ou “pas vrai” dans les informations auxquelles ils ont été confrontés après les attentats de [2015 et 2016] ».
Si la recherche progresse sur la question des causes possibles du succès des thèses complotistes, il n’en va pas de même pour ce qui est du profil des adeptes de ces théories. De façon surprenante, en effet, les propriétés sociales des conspirationnistes demeurent floues – si ce n’est qu’il s’agirait plutôt de jeunes, ainsi que des personnes votant pour les extrêmes.
Cela provient probablement du fait que les diverses théories du complot sont généralement étudiées comme si elles composaient un ensemble homogène de croyances auxquelles un même individu à la mentalité complotiste pourrait indifféremment adhérer. Or, cette homogénéité supposée des théories du complot semble erronée.
Avec mes collègues, nous montrons en effet dans une étude à paraître qu’il existe des groupes distincts de théories du complot qui n’intéressent manifestement pas les mêmes personnes. Il n’est donc guère surprenant de ne pas parvenir à déceler le profil sociologique typique des tenants du conspirationnisme, puisqu’il n’existerait pas un seul, mais plusieurs profils différents, chacun correspondant à un groupe spécifique de théories du complot.
Mieux comprendre les raisons du succès des théories du complot et déterminer quelles sont les populations les plus susceptibles d’y succomber sont des objectifs importants. En effet, si certains récits conspirationnistes, comme le moon hoax, paraissent bien inoffensifs, d’autres peuvent représenter une forme de danger.
Par exemple, 17 % des Français sondés fin 2018 par l’Ifop se disaient « tout à fait d’accord » (et 26 % « plutôt d’accord ») avec l’affirmation selon laquelle « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins ».
Une telle croyance n’est probablement pas sans conséquence sur la réticence vaccinale observée dans le pays et sur les problèmes de santé publique qu’elle engendre.
Lien vers l'article original sur The Conversation.