Synthèse d'article scientifique produite par la Fondation Descartes de :
Kahan, D. M. (2017). Misconceptions, misinformation, and the logic of identity-protective cognition.
Kahan, Dan M. (2015) What Is the « Science of Science Communication »? Journal of Science Communication, 14(3), 1-10.
Cet article de 2017 est un travail préparatoire proposé par le chercheur en sciences sociales Dan Kahan pour présenter sa théorie dite « identity-protective cognition », qu’on traduira par « raisonnement pour protéger son identité ». L’idée est simple : les individus auraient tendance à élaborer des raisonnements qui viseraient à défendre les opinions du groupe culturel auquel ils s'identifient plutôt qu'à rechercher la vérité, quitte à se défaire des ses propres opinions. Cette théorie suscite un vif débat car elle a d'importantes conséquences sur les discussions actuelles portant sur la communication scientifique, sur la possibilité d’améliorer la qualité du débat public et sur le succès des fake news.
La théorie de Kahan repose sur un postulat fondamental : le raisonnement est moins au service de la vérité que de ce qu'il appelle la « culture ». La « culture », dans cette théorie, correspond à l’ensemble des croyances, opinions et représentations qui façonnent la manière dont l’individu perçoit le monde et la société. Les individus qui partagent des représentations communes forment un « groupe culturel » ou « identitaire ». Pour l’individu, le socle de croyances communes de son groupe est un aspect essentiel de son identité - il doit donc être défendu envers et contre tout.
Pour étayer sa théorie, Kahan décrit une expérience qu’il a menée avec ses collègues en 2011. Dans cette expérience, les participants étaient confrontés au point de vue d’un « expert » sur un sujet clivant au sein de la société américaine : le changement climatique. L’expert pouvait tenir deux discours différents sur le changement climatique : (1) il y a un consensus scientifique sur le réchauffement climatique ; (2) il est prématuré et exagéré d’affirmer qu’il existe un consensus scientifique sur la question. Les résultats sont clairs : plus les participants ont des opinions conservatrices et républicaines (au sens américain du terme), plus ils ont tendance à disqualifier l’expert qui tient le premier discours. Ces participants conservateurs ont au contraire tendance à affirmer que l’individu qui tient le second discours est bel et bien un expert du climat. Lorsque ce sont des participants libéraux (toujours au sens américain du terme) qui évaluent l'expert en fonction de son discours, les réponses données s'opposent quasi symétriquement à celles des conservateurs. Les individus entretiendraient donc un rapport idéologique, et non un rapport factuel, à l’expertise scientifique.
Kahan montre également que la perception du risque lié au dérèglement climatique est influencée par les connaissances des participants, mais d'une manière qui peut sembler paradoxale. Les participants qui ont des connaissances scientifiques solides adoptent un point de vue plus affirmé sur le changement climatique que les participants moins informés . Ainsi, les démocrates ayant de bonnes connaissances scientifiques sont les participants qui voient le plus grand risque dans le dérèglement climatique. À l'opposé, les républicains qui possèdent un meilleur bagage scientifique que les autres sont ceux qui estiment le plus que le réchauffement climatique ne représente qu'un faible danger.
Pour Kahan, ces résultats ne sont surprenants que si l’on part du principe que, face aux sujets clivants, nous utilisons notre raison pour déterminer la vérité. Mais, selon lui, ce postulat est erroné. En réalité, nous mettrions avant tout nos capacités de raisonnement au service de la défense des opinions auxquelles nous sommes profondément attachés.
Kahan analyse les résultats d’une autre étude de Allcott et Gentzkow (dont nous avons résumé le propos sur ce site) à la lumière de sa théorie du raisonnement au service de la défense des croyances de notre groupe culturel. Dans cette étude, les deux auteurs rendent compte de l’émergence et du succès des médias spécialisés dans la diffusion de fake news par l’appétit des consommateurs pour des informations qui vont dans le sens de leurs opinions, peu importe leur valeur de vérité. Pour Kahan, l’environnement médiatique en ligne s’organise ainsi autour d’un « public motivé » : les individus sont demandeurs d’informations qui vont dans le sens de ce qu’ils croient être bon, et les médias opportunistes leur donnent ce qu’ils veulent entendre au mépris de la déontologie journalistique. Cela signifie aussi que les fake news ne changent rien aux opinions des individus. Par exemple, les personne qui ont consommé des fake news pro-républicaines dans l’étude d’Allcott et Gentzkow avaient vraisemblablement déjà fait le choix de leur candidat pour les présidentielles de 2016.
Cette instrumentalisation de la science et de l’information au profit de l’idéologie pourrait décourager ceux qui estiment que la science peut guider l’opinion vers plus d’objectivité. Kahan ne partage pas ce constat d’échec. Il plaide plutôt en faveur d'un changement de fond concernant la communication scientifique. Si le débat est si polarisé aujourd’hui, c’est, du point de vue de la théorie de la défense culturelle, parce que certaines thématiques représentent des enjeux importants pour des positions idéologiques clairement établies. Kahan estime en conséquence que la communication scientifique devrait être dépolitisée, de telle manière qu’elle ne soit plus perçue comme une menace par les divers groupes qui composent la société américaine. Il propose alors, dans un second article, une méthode de communication scientifique pour présenter les aspects objectifs des résultats scientifiques sans que ces résultats remettent ouvertement en cause l'identité d'un groupe culturel.
En conclusion, nous signalons qu’une série d’articles discute la pertinence de la thèse de Kahan sur les fake news. Ces articles soutiennent que la crédulité face aux fake news est indépendante de l’idéologie et qu’elle tient plutôt à des mécanismes cognitifs bien identifiés.