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Plaidoyer pour une exigence de sincérité de l’information

Jean-Philippe Hecketsweiler
Partant du constat de la perte de confiance dans l’information (a), ce texte explore la notion de sincérité de l’information sous deux angles : la loi de sincérité du discours en linguistique (b), qui postule l’obligation éthique de ne présenter comme vrai que ce qu’on a des raisons suffisantes de tenir pour tel ; et l’obligation légale de sincérité de l’information en matière comptable, financière ou budgétaire (c).

Partant du constat de la perte de confiance dans l’information (a), ce texte explore la notion de sincérité de l’information sous deux angles : la loi de sincérité du discours en linguistique (b), qui postule l’obligation éthique de ne présenter comme vrai que ce qu’on a des raisons suffisantes de tenir pour tel ; et l’obligation légale de sincérité de l’information en matière comptable, financière ou budgétaire (c).  Dépassant la notion de bonne foi de l’énonciateur, la sincérité de l’information se définit donc comme une exigence objective.  Elle décrit une information exacte et complète, dénuée d’éléments trompeurs.  Pour renouer avec la confiance, la notion de sincérité de l’information doit enfin prendre sa place dans les textes relatifs au droit des citoyens à l’information comme dans les chartes de déontologie journalistique (d).  Il est de la responsabilité des différents acteurs du marché de l’information de faire leur cette exigence pour un débat démocratique renouvelé (e).  Initiative apartisane, indépendante, citoyenne et européenne, la Fondation Descartes est un institut de recherche dédié aux questions relatives à l’information et au débat public à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux. 

Dysinformations et perte de confiance dans l’information

Il y a un paradoxe à faire partie d’une génération marquée par l’expérience de désinformations multiples et massives, au sein de sociétés démocratiques disposant pourtant d’une presse libre, pluraliste et indépendante.  Ces désinformations, entendues ici au sens large d’informations fausses ou mensongères, ont fortement contribué à altérer la confiance des populations dans les politiques et les médias, comme le constatent chaque année plusieurs observatoires, particulièrement en France.  Sur quelle base cette confiance peut-elle être restaurée ?

Pour beaucoup d’entre nous, la mère de toutes ces manipulations est peut-être, en termes de conséquences et de mémoire collective, les allégations du département d’Etat américain présentées à l’ONU le 5 février 2003 sur les armes de destruction massives prétendument détenues par l’Irak.  Alors que de nombreux citoyens ont battu le pavé pour dénoncer cette mystification, quantité de médias - dont le très prestigieux New York Times – ont relayé sans discernement la communication de l’administration américaine (avant un mea culpa intervenu le 26 mai 2004, regrettant un manque de rigueur face à des informations erronées).  Au cours des dernières décennies, bien d’autres désinformations ont progressivement altéré la confiance d’un large public dans l’information : informations trompeuses venant d’autorités publiques, mises en scène pures et simples massivement relayées par les chaînes de télévision, comme l’affaire des faux charniers de Timisoara en 1989, bidonnage journalistique comme la pseudo interview de Fidel Castro par Patrick Poivre d’Arvor et Régis Faucon en décembre 1991, occultations d’informations par la presse, comme l’affaire Mazarine révélée en 1994 seulement, campagnes de diffamation et dénonciations calomnieuses indûment relayées, comme celle relatif à l’affaire fantaisiste ayant indûment mis en cause Dominique Baudis en 2003, ingérences électorales dans plusieurs campagnes présidentielles, dont l’américaine de 2016 et la française de 2017 1, etc.  La désinformation n’a pas attendu la Covid-19, les chaînes d’information en continu et les plateformes numériques pour exister, même si les évolutions technologiques successives ont contribué à amplifier le phénomène. 

Quelle qu’en soit leur forme – désinformations émanant d’autorités publiques, manipulations, ingérences étrangères, occultations d’informations par la presse, diffusions de rumeurs infondées, théories du complot, bidonnages, emballements médiatiques infondés, sensationnalisme outré – ces désinformations n’ont pas seulement altéré la confiance dans l’information, les politiques et les médias.  Elles ont aussi affaibli la démocratie et contribué à l’idée d’une collusion des élites politico-médiatiques.  Elles ont légitimé des mouvements de « ré-information » (qui flirtent le plus souvent avec les extrêmes), le développement de postures complotistes, la critique des médias traditionnels et dans certains pays le développement de médias « alternatifs ».

Avec le développement d’Internet et des réseaux sociaux, ces dysfonctionnements de l’information semblent s’accélérer, comme en témoignent l’usage exponentiel du terme de fake news depuis 2016 et les multiples formes de désordre informationnel que recouvre aujourd’hui cette expression : informations fausses ou mensongères mais aussi informations truquées, forgées, altérées ; informations à caractère sensationnel destinées à générer des clics et capter notre attention, exagérations, formes multiples de baratin 2 témoignant d’une indifférence aux faits et à la vérité…  Face au caractère pluriel et dysfonctionnel des fake news, nous proposons 3 pour traduction de ce terme anglais le néologisme dysinformations, basé sur le préfixe dys-, qui exprime en grec l’idée d’un mauvais état, d’un mauvais fonctionnement, d’une anomalie.

Nous vivons une crise de confiance dans l’information qui est aussi une pénurie d’informations de confiance.  Or l’information, au sens étymologique du terme, structure et met en forme notre vision du monde.  A titre individuel, nous avons tous besoin d’information sans avoir le plus souvent les moyens matériels d’en assurer la vérification.  Il en découle que nous sommes contraints, dans le cadre d’une véritable délégation de confiance, de nous reposer sur la fiabilité des informations qui nous sont transmises et sur l’intégrité de ceux qui les produisent et les diffusent.  Quand ceux-ci sont pris en défaut s’ancre une défiance généralisée aux effets profonds et délétères.  Cela devient d’autant plus problématique quand il s’agit d’une information ayant trait au débat public.

Loi de sincérité dans la théorie linguistique du discours

Pour expliquer cette défiance, il faut revenir aux lois fondamentales du discours dégagées par les linguistes Paul Grice et Oswald Ducrot, sous les noms de maximes conversationnelles (pour le premier) et de lois du discours (pour le second).  Parmi ces lois fondamentales, qui forment un contrat implicite entre émetteur et récepteur, figure chez ces deux auteurs une convention dite de sincérité qui s’applique aux énoncés descriptifs.  Pour se tenir à la formulation dégagée par Grice, elle postule une super maxime : « Faites en sorte que votre contribution soit vraie » 4 associée à deux maximes spécifiques :

  1. Ne dites pas ce que vous croyez être faux 5
  2. Ne dites pas ce pour quoi vous manquez de preuves suffisantes 6

En d’autres termes, ne dites que ce que vous croyez être vrai et même ce pour lequel vous disposez de preuves suffisantes.  Si d’autres lois du discours sont également nécessaires (comme celle liée à l’intérêt porté à une conversation), la loi de sincérité fonde la confiance dans l’échange.  Comment, en effet, accorder sa confiance à un interlocuteur donnant pour vraie une information qu’il croit fausse ou qu’il n’a pas de preuves suffisantes de croire vraie ?

Outre l’exigence morale de ne pas mentir (ne pas dire ce qu’on croit faux), la loi de sincérité impose une responsabilité éthique additionnelle : ne dire que ce qu’on a des preuves suffisantes de tenir pour vrai.  Cette exigence impose à l’émetteur une diligence : non pas celle de déterminer la vérité, objectif absolu difficilement atteignable, mais celle d’avoir rassemblé assez d’éléments probants lui permettant de soutenir son propos et de rassurer son interlocuteur sur le fait de ne pas parler à la légère.  La loi de sincérité ne se limite pas à imposer l’absence d’intention de tromper, elle exige aussi une rigueur de nature plus objective dans l’établissement des faits ou des éléments permettant d’asseoir une assertion (en dehors bien évidemment des formes de discours relevant de la satire ou de la plaisanterie, sous réserve qu’elles puissent être identifiées comme telles). Elle impose au locuteur « de devoir éventuellement apporter des gages de sa propre croyance envers ce qu’il énonce ». 7

Appliquée à l’information, la loi de sincérité offre un cadre conceptuel puissant dans l’analyse des dysfonctionnements informationnels.  En effet et malgré leur diversité, la rupture de la première loi du discours semble bien être un point commun à la plupart des dysinformations (à l’exception des omissions ou occultations dont l’insincérité peut être établie par ailleurs).  C’est évidemment le cas des informations trompeuses ou mensongères ; des informations truquées, fabriquées ou forgées ; des manipulations de l’information.  Mais c’est aussi le cas des informations insuffisamment vérifiées ou étayées, de celles manifestant une indifférence aux faits ou à la vérité, des théories complotistes non fondées, des informations indûment sensationnalistes ayant pour objectif de se faire mousser, de faire vendre, lire, regarder ou cliquer et plus généralement de capter notre attention.  Toutes donnent bien pour vrai quelque chose que leur émetteur sait faux ou dont il ne peut étayer suffisamment la véracité. 

Concernant les théories du complot, il pourrait être objecté que le tenant d’une théorie du complot est souvent sincère et croit à ce qu’il dit.  Mais pour autant respecte-t-il la seconde proposition de Grice en faisant état de preuves suffisantes de croire ce qu’il énonce ?  Car « si les discours sincères ne sont pas toujours vrais, ils sont néanmoins toujours véraces » 8.  Les énonciateurs sincères manifestent un attachement à la recherche de la vérité et une disposition à reconnaître leur erreur.  Ce qui n’est pas le cas des tenants de discours complotistes, incapables d’intégrer des argumentations, preuves ou éléments de fait contraires à leur croyance et de se départir de leur théorie initiale.

C’est donc bien à un défaut de sincérité, au sens de Grice et Ducrot, que se rattache l’ensemble des manifestations du dysfonctionnement informationnel croissant auquel nous sommes confrontés.  L’effondrement de la confiance et la hausse de la défiance manifestent ce défaut de sincérité.  La promotion d’une exigence renouvelée de sincérité est par conséquent une condition nécessaire du retour à la confiance.  Encore faut-il qu’elle témoigne d’une sincérité authentique et non pas de l’instrumentalisation d’une sincérité de façade, comme cela se retrouve hélas parfois dans le marketing médiatique ou politique. 9

Obligation légale de sincérité de l’information en matière comptable, financière et budgétaire

Au vu de son caractère cardinal dans la confiance, il n’est pas étonnant que le principe de sincérité se soit imposé avec force dans certains champs de l’information.

Très avancé dans le domaine de la régulation de l’information, l’univers économique et financier n’a eu de cesse depuis un siècle de renforcer la régulation de l’information comptable et financière sur laquelle se fondent – in fine – les décisions d’investissement et d’allocation du capital.  Dans L’Argent, Emile Zola décrit une bourse de Paris où, en toute impunité, les participants diffusent des fausses nouvelles pour faire monter ou baisser les cours.  De même l’entre-deux-guerres a connu en France une recrudescence de scandales liés aux révélations que des entreprises ou des états avaient secrètement payé journaux et journalistes pour inciter les particuliers à acheter des actions ou des emprunts, dont les fameux emprunts russes.  Cela finit par déclencher des revendications visant à une régulation du métier de journaliste.  Ce qui fut fait en 1935 par la loi Brachard instaurant la carte professionnelle des journalistes.  Aujourd’hui, personne ne se reconnaitrait dans de telles pratiques tant les acteurs ont intégré leur responsabilité civile et pénale vis-à-vis de l’information qu’ils diffusent.  Peu à peu s’est dégagée dans la comptabilité publique et privée, dans la régulation des marchés financiers et dans la sphère publique comptable et budgétaire une exigence de sincérité de l’information :

Sur le plan de la comptabilité privée, l’article L.123-14 du Code de Commerce dispose que « les comptes annuels doivent être réguliers, sincères, et donner une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l’entreprise. »  Si la régularité comptable renvoie au respect des règles et procédures réglementaires en vigueur, la sincérité renvoie à la traduction correcte dans les comptes de la connaissance des événements affectant la vie de l’entreprise.  La sincérité se traduit notamment par l’évaluation correcte des valeurs comptables et l’appréciation raisonnable des risques et des dépréciations de la part des dirigeants.  Elle est affaire de jugement et de bonne foi et contribue – plus fondamentalement encore que la régularité – à donner une image fidèle de la situation de l’entreprise.

De son côté, l’Autorité des Marchés Financiers stipule à l’article 223-1 de son règlement général que « l’information donnée au public par l’émetteur doit être exacte, précise et sincère. »  Ces exigences s’appliquent à la communication obligatoire comme aux informations données de façon volontaire par les émetteurs.  L’information doit être exacte, c’est-à-dire exempte d’erreurs.  Elle doit aussi être précise : cette exigence de précision correspond à celle d’une information complète.  La précision complète l’exactitude en ce qu’une information, en elle-même exacte, pourrait être imprécise en cas d’omission d’une autre information susceptible d’en modifier l’appréciation.  La sincérité de l’information implique que soient communiqués tant les éléments positifs que les éléments négatifs afférents à l’information considérée Elle implique aussi que l’information communiquée reflète le niveau de connaissance disponible au sein de la société.  La jurisprudence de l’AMF précise qu’une information équivoque ou ambigüe ne peut revêtir les caractères de précision et de sincérité exigés par l’article 223-1.  En outre, un dirigeant peut voir sa responsabilité engagée en cas de communication au public d’une information non conforme aux exigences d’exactitude, de précision et de sincérité, non seulement s’il savait que les informations communiquées n’étaient pas conformes à la réalité, mais aussi s’il aurait dû le savoir.

Les exigences en matière d’information ne concernent pas seulement les émetteurs mais également l’ensemble des acteurs du marché.  Dans son Considérant 47, la directive européenne du 16 avril 2014 précise que la diffusion d’informations fausses ou trompeuses par des acteurs du marché peut constituer une manipulation ou une tentative de manipulation d’instruments financiers.  Il peut s’agir aussi bien de l’invention d’informations manifestement fausses, de l’omission délibérée de données matérielles ou du fait de rapporter des informations de façon sciemment inexacte.  Y sont inclues les rumeurs ou les nouvelles fausses ou trompeuses.  En particulier, les acteurs du marché ne sont pas autorisés à communiquer librement des informations contraires à leur propre opinion ou à leur sens commun, s’ils sont ou devraient être conscients du caractère erroné ou trompeur de ces informations.

L’exigence de sincérité a aussi été explicitée tant sur le plan de la comptabilité publique que sur celui de la prévision budgétaire :

En matière de finances publiques, la sincérité s’est également imposée comme un principe cardinal de l’exigence relative aux comptes et aux prévisions budgétaires des administrations publiques (en ce compris les collectivités locales et la sécurité sociale).  Reprenant les dispositions relatives à la comptabilité privée, elle est consacrée par l’article 27 de la Loi Organique sur les Lois de Finance du 1er août 2001 (LOLF) : « les comptes de l’État doivent être réguliers, sincères et donner une image fidèle de son patrimoine et de sa situation financière. »  Le Conseil Constitutionnel précisant que la sincérité comptable « s’entend en outre comme imposant l’exactitude des comptes ». 

Sur le plan budgétaire, la sincérité a également fait l’objet d’une consécration récente.  Ouvrant le Titre III de la LOLF, l’article 32 stipule que « les lois de finances présentent de façon sincère l’ensemble des ressources et des charges de l’État. Leur sincérité s’apprécie compte tenu des informations disponibles et des prévisions qui peuvent raisonnablement en découler. »  Le Conseil Constitutionnel a également pris soin de distinguer la sincérité en termes de prévision budgétaire de celle en termes d’exécution budgétaire (la reddition des comptes) : en matière de prévision budgétaire, marquée par l’aléa lié aux prévisions d’un futur incertain, la notion de sincérité budgétaire s’entend de façon subjective comme « l’absence d’intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre établi par la loi de finances ».  En revanche, en termes d’exécution budgétaire, la sincérité des lois de règlement « s’entend comme imposant l’exactitude des comptes », le constat auquel procède une loi de règlement devant donc être « véridique ».   La sincérité de l’information allie donc exactitude et bonne foi, toutes deux nécessaires pour donner une image fidèle de la réalité. 

L’exactitude d’une information peut être assimilée à une vérité de fait, c’est-à-dire souvent vérifiable empiriquement.  Le caractère complet permet de s’assurer que l’information, en plus d’être exacte, est également intègre, c’est-à-dire qu’elle ne retranche pas une partie de l’information nécessaire à une bonne appréciation des faits, et qu’elle ne présente pas une version parcellaire du sujet qui pourrait en fausser la compréhension.  Bien qu’ils puissent donner lieu à de nombreuses discussions, les concepts d’exactitude et de complétude définissent une réalité vérifiable et objectivable.  De son côté, la notion de sincérité postule au minimum l’absence d’intention de tromper.  L’insincérité ne se réduit pas au mensonge, en tant qu’assertion volontairement erronée, mais englobe toutes les modalités de l’intention de tromper, par exemple l’omission ou l’occultation de certains aspects nécessaires à la compréhension d’un sujet.  Qu’elle soit publique ou privée, la sincérité de l’information financière est donc une exigence objective attachée à l’information elle-même qui se doit d’être complète, exacte et dénuée d’éléments trompeurs pour permettre de concourir à donner une image fidèle de la situation.

Principe cardinal dans les domaines comptable et financier, le Conseil Constitutionnel a érigé le 13 juillet 2006 la sincérité des lois de finance à la hauteur d’un impératif à valeur constitutionnelle, puisant sa légitimité dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.  Le principe constitutionnel de sincérité fait peser sur le gouvernement un risque d’une censure du budget.  Néanmoins, force est de constater que le Conseil Constitutionnel n’a jamais sanctionné de loi de finances sur le fondement de ce principe, dont il n’effectue qu’un contrôle limité, se bornant à rechercher l’erreur manifeste d’appréciation, indice présomptif important qui pourrait laisser penser que le gouvernement aurait volontairement menti.

Nécessité de promouvoir le principe de sincérité dans les domaines liés à l’information.

Alors que la loi de sincérité a été dégagée par la pragmatique linguistique comme une loi fondamentale du discours, et que l’impératif de sincérité de l’information s’enracine chaque jour un peu plus dans tout ce qui a trait à l’information comptable, financière et budgétaire, il est notable que l’exigence de sincérité de l’information ne figure explicitement ni dans les principaux textes déontologiques relatifs au journalisme, ni dans les principes relatifs à l’information dégagés par le Conseil Constitutionnel.

L’impératif de sincérité de l’information est pourtant une condition épistémologique de diverses institutions productrices de vérités comme l’institution judiciaire ou la recherche scientifique 10.  Il irrigue en outre la réflexion éthique ou déontologique de professions ou d’industries marquées par une certaine asymétrie de l’informations (éthique du médecin, de l’avocat, industrie du médicament par exemple).

En ce qui concerne les textes déontologiques journalistiques, et malgré le nombre de principes auxquels ils font référence (véracité, exactitude, intégrité, équité, impartialité, complétude, honnêteté), ni la Charte d’éthique professionnelle des journalistes de 1918, remaniée en 1938 et 2011, ni la Déclaration des droits et devoirs des journalistes, dite « Déclaration de Munich » de 1971, ni la Charte éthique mondiale des journalistes de la Fédération internationale des journalistes, adoptée en 2019 à Tunis, ne mentionnent nommément l’exigence de sincérité de l’information.  La notion nous semble seulement apparaître, en 1946, sous la plume d’Emile Brémond, directeur du Progrès de Lyon, qui appelle à la création d’un Conseil Déontologique pour « examiner tous les cas d’offense à la vérité et d’atteinte à la sincérité de l’information » 11.

L’expression d’honnêteté, proche mais non équivalente, semble être préférée dans les textes relatifs à la déontologie journalistique.  L’honnêteté est mentionnée dans la Charte de Tunis de 2019 et dans le Nouveau Code International de l’Ethique Journalistique de l’UNESCO (1983) qui fait référence à un attachement honnête à la réalité objective.  L’Observatoire de la déontologie de l’information, promoteur du nouveau Conseil de déontologie journalistique et de médiation, fait également référence à cette notion en parlant d’une information libre, honnête et pluraliste.

Il en est de même du Conseil Constitutionnel, qui dans sa décision du 18 septembre 1986 relative au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, a établi en parallèle d’un principe de pluralisme, un impératif d’honnêteté de l’information 12.  Ainsi, pluralisme et honnêteté apparaissent liés, et le Conseil rend ces exigences incontournables en leur conférant un caractère impératif.  Si le Conseil s’est prononcé au regard des lois relatives à l’audiovisuel, on peut sans doute considérer que l’impératif constitutionnel d’honnêteté de l’information s’applique aussi à la presse écrite.  Pour autant, la notion d’honnêteté de l’information n’a jamais été précisée par le Conseil Constitutionnel.

Pourtant et de notre point de vue, la notion de sincérité, entendue comme loi du discours consistant à ne dire que ce qu’on croit vrai ou que ce qu’on a des preuves suffisantes de tenir pour tel, semble particulièrement appropriée au domaine de l’actualité, ou de ce que l’on pourrait appeler l’information générale.  Là où la malhonnêteté consiste uniquement à présenter comme vrai un fait que l’on croit faux, l’insincérité inclut plus largement les cas où l’on présente comme vraie une information que l’on n’a pas de raison suffisante de tenir pour vraie.  La notion d’insincérité englobe ainsi le fait d’informer à la légère, de colporter des rumeurs ou racontars infondés, ou plus simplement de rapporter des faits ou des événements non vérifiés, de se contenter de récits vraisemblables mais pas attestés.  Loin de se limiter au caractère trompeur, mensonger ou tendancieux d’une information, à son défaut de probité ou de loyauté, la notion de sincérité de l’information rend ici justice à l’exigence de responsabilité et de sérieux nécessaire à l’activité d’information du public dans le cadre d’une délégation de confiance.  Elle exige non seulement la bonne foi mais aussi la rigueur et l’exactitude nécessaires pour représenter fidèlement les faits ou évènements rapportés.  Il s’agit en outre d’une exigence universelle s’appliquant à tous ceux faisant action d’informer, à titre professionnel ou non.  Elle est une exigence plus élevée que le simple impératif d’honnêteté, puisqu’elle ajoute une responsabilité à la bonne foi : celle liée à la mise en œuvre d’une diligence pour asseoir la véracité d’une information.  Nous la définissons comme une information exacte, complète et dénuée d’éléments trompeurs.

Condition d’une confiance renouvelée, le principe de sincérité de l’information nous semble donc avoir toute sa place dans les textes de déontologie journalistique comme dans la définition de la notion d’honnêteté de l’information que sera sans doute amené à formuler en temps utile le Conseil Constitutionnel.

Responsabilité de chacune des parties prenantes au marché cognitif de l’information

Définie comme une relation des faits exacte et complète sans intention d’en fausser la compréhension, l’exigence de sincérité de l’information mérite donc d’être promue en tant que telle par l’ensemble des acteurs du marché cognitif de l’information, c’est-à-dire celui des faits et événements intéressant le public et contribuant à la formation de leur opinion.  Cette notion nous semble en effet répondre à une aspiration très forte du public et pouvoir contribuer massivement aux efforts permettant de restaurer la confiance dans l’information.

Chacun des participants au marché cognitif de l’information doit pouvoir contribuer à cet effort en élevant son propre niveau d’exigence de sincérité de l’information :

En premier lieu, l’exigence de sincérité doit être intégrée par les communicants, c’est-à-dire par tous ceux ayant vocation à communiquer des informations au grand public : administrations, gouvernements, entreprises ainsi que tout individu ou groupe faisant acte d’information vis-à-vis du public... La ligne de partage entre information et communication doit être repensée à l’aune d’une exigence accrue de sincérité de l’information.  S’il est légitime d’éclairer ou de mettre en relief certains faits, la fabrication des éléments de langage utilisés dans la communication publique et privée s’apparentent trop souvent à un travestissement ou à une édulcoration des faits allant au-delà de leur présentation avantageuse.  Dans la perte de confiance dans l’information, il y a une lassitude profonde devant l’insincérité perçue de la communication, parfois vue comme « la petite mort de l’information » 13.  Une insincérité qui, même par omission et sans franchir la limite de l’information mensongère, n’en demeure pas moins en deçà des attentes de sincérité du public 14.

En second lieu, les plateformes numériques, dont le rôle dans l’accès aux informations s’accroit chaque jour, doivent s’assurer qu’elles diffusent en priorité une information sincère, en provenance de sources d’information connues pour la robustesse des règles déontologiques ayant présidé à l’élaboration de leurs contenus.  Cette information responsable pourrait être distinguée de l’expression d’avis, d’opinions ou d’émotions de nature différente de celle de l’information proprement dite.  Des initiatives concrètes, comme l’Initiative pour la confiance dans le journalisme portée par Reporters Sans Frontières 15, pourraient permettre aux plateformes de distinguer de la façon la plus objective et indépendante possible la qualité relative des processus de production d’information, sans leur laisser un rôle de censeur des contenus, ce qui serait dangereux pour la démocratie.  Car si la préoccupation de la Fondation Descartes vise à exiger et promouvoir une plus grande sincérité de l’information, elle ne concerne aucunement les commentaires ou opinions, qui, sauf exceptions sanctionnées par la loi, doivent rester libres et protégés par les principes fondamentaux de liberté de pensée, de conscience et d’expression.

En troisième lieu, la notion de sincérité de l’information nous semblerait devoir figurer explicitement dans les principales chartes déontologiques propres au journalisme 16,  aux côtés des notions d’objectivité, d’intégrité et d’honnêteté.  Elle pourrait être reprise à son compte par le récent Conseil de déontologie journalistique et de médiation et permettre de compléter la notion à valeur constitutionnelle d’honnêteté de l’information, reconnue comme telle par le Conseil Constitutionnel 17, mais qui pour l’heure n’a pas été définie explicitement et ne nous semble pas épuiser celle de la sincérité. A l’heure où, par attrition progressive de leurs moyens, de nombreux médias en sont réduits à la diffusion directe des informations issues d’agences de presse et à celle – parfois déférente ou complaisante – des communiqués de presse préparés par des consultants en relations publiques, l’exigence de sincérité de l’information, doit pouvoir renforcer les standards de diffusion de l’information et les exigences posées vis-à-vis des émetteurs et diffuseurs.  L’exigence de sincérité de l’information peut également être le contrepoids nécessaire aux pressions toujours plus prégnantes du sensationnalisme et de la recherche du scoop médiatique.  Elle est un principe puissant pour atteindre l’objectif d’une information « responsable », c’est-à-dire « fidèle aux faits et juste dans son élaboration » 18.  Elle est aussi une condition de la confiance du public : « [Pour] que le public soit disposé à croire, il est nécessaire que simultanément à l’appréciation de la fiabilité professionnelle des journalistes, une hypothèse de sincérité s’impose » 19. Enfin, il revient à la société civile de veiller avec plus de soin et d’exigence à l’information produite, diffusée et consommée chaque jour par les citoyens.  Il revient à tous d’adopter une éthique de sincérité de l’information diffusée, notamment sur Internet, imposant tant une exigence d’exactitude que de bonne foi.  Symétriquement, il nous revient d’interroger notre crédulité, d’affûter notre esprit critique, de contenir la confusion entre faits, opinions et émotions et de ne pas participer à un partage d’informations potentiellement inexactes, incomplètes ou trompeuses.  A l’heure où la technologie permet à tout le monde de créer et de diffuser massivement des contenus se présentant comme journalistiques, et donc de devenir producteur d’information vis-à-vis du public, chacun doit prendre conscience de l’atteinte qu’il porte à tous en ne respectant pas les normes d’une information sincère.  Comme a pu le formuler l’Unesco 20), il existe un droit du peuple à une information véridique et authentique.  Il revient donc à la société civile d’envisager l’information comme un enjeu critique des prochaines décennies et de faire sienne la promotion de cette exigence de sincérité de l’information.

Raison d’être de la Fondation Descartes

Une prise de conscience partagée est donc nécessaire.  Pour sortir du cercle vicieux de la défiance dans l’information, il conviendrait d’engager un profond effort général de renouvellement de nos pratiques collectives.  Communicants, plateformes numériques, médias et citoyens ont leur part dans ce projet.  Ils se doivent de faire leur l’exigence accrue d’exactitude et de complétude ainsi que d’absence d’intention d’en fausser la compréhension que nous appelons la sincérité de l’information.  Aucune information manifestement insincère ne devrait pouvoir être produite ou diffusée en toute indifférence.  Toute information reçue devrait en retour interroger notre sens critique, notre raison et notre crédulité et participer ainsi à l’intériorisation d’un doute méthodique relatif à l’information 21.

Initié en septembre 2019, le projet de la Fondation Descartes pour l’Information (www.fondationdescartes.org)  a pour objectif de lutter contre les désordres informationnels de toutes natures dommageables au débat public à travers la promotion du principe de sincérité de l’information et celui du doute méthodique face à l’information reçue.  A l’heure des fake news et des désordres informationnels créés par le bouleversement des modes de production, de diffusion et de réception de l’information, une large mobilisation est en effet nécessaire pour endiguer les dysfonctionnements croissants au sein de l’écosystème de l’information.  Face au pullulement de ce que nous appelons des dysinformations, il convient d’assainir le marché cognitif des faits communiqués au public pour revivifier le débat démocratique.

Initiative apartisane, indépendante, citoyenne et européenne, la Fondation Descartes associe des citoyens de divers horizons partageant la conviction qu’une information sincère est indispensable au débat démocratique et qu’elle est l’affaire de tous.  Sa composition est pluraliste, elle associe journalistes, universitaires, spécialistes de l’information et membres de la société civile.  Elle est ouverte à toutes les sensibilités et expertises désireuses d’œuvrer dans le souci du bien commun.

A travers ses organes de gouvernance (Conseil d’Administration et Conseil Scientifique), son équipe permanente et son cercle d’experts associés, la Fondation Descartes a vocation à porter une voix européenne face aux questions relatives à l’information.  Les moyens d’actions mis en œuvre pour porter les objectifs de la Fondation comprendront :

  • La publication en français et dans les principales langues européennes de synthèse d’articles scientifiques, de synthèses thématiques et de rapports de recherche inédits en relation avec les objets de la Fondation ;
  • L’organisation de colloques ou séminaires permettant de nourrir le débat intellectuel autour de l’importance de l’information (en partenariat avec l’Université Paris II dans le cadre de la nouvelle chaire Paris II – Fondation Descartes sur les manipulations de l’information) ;
  • La mise en œuvre de diverses initiatives de sensibilisation du public autour des questions liées à l’information ;
  • Le soutien à des initiatives diverses concourant aux objectifs de la Fondation ;
  • Le développement d’un observatoire et d’un outil de mesure de la sincérité de l’information.

En termes de recherche, la Fondation Descartes a pour chantiers prioritaires d’approfondir la réflexion sur les sujets suivants :

En termes de diagnostic :

  • Un regard historique sur les formes de dysinformations ;
  • Le nouvel écosystème de l’information et son économie ;
  • Les effets de la plateformisation de l’information liée à l’émergence des réseaux sociaux-numériques ;
  • La géopolitique de la désinformation ;
  • La fabrique du doute : la désinformation au service d’intérêts économiques ;
  • Désinformation et santé : un enjeu majeur pour la santé publique ;
  • L’impact des désinformations sur les entreprises ;

En termes de traitement :

  • Les conditions de la confiance dans l’information ;
  • Les initiatives de lutte contre la désinformation ;
  • L’éducation aux médias et à l’information et le développement de l’esprit critique face aux formes multiples de dysinformations ;

Retrouver une confiance partagée dans l’information requiert l’engagement de tous.  Si l’analyse approfondie des dysfonctionnements de l’information est un préalable pour l’action, la promotion résolue de l’exigence de sincérité de l’information, couplée à celle du doute méthodique et de l’esprit critique, peuvent y contribuer puissamment.  Il s’agit d’un chantier fondamental auquel nous devons nous atteler pour que nos enfants puissent vivre la promesse d’une démocratie de confiance.

Bibliographie :

BRETON, Philippe (1997 et 2000), « La Parole manipulée », Editions La Découverte et Syros

BRONNER, Gérald, (2013), « La démocratie des crédules », Presses Universitaires de France.

CHAMBAT-HOUILLON, Marie-France (2016), « De la sincérité aux effets de sincérité, l’exemple de l’immersion journalistique à la télévision », Presses universitaires de Lorraine.

GAUTHIER, Gilles (2018), « Le post-factualisme.  Réalité, communication, information et débat public », Communication [En ligne], vol 35/1.

GODART, Elsa (2020), « Ethique de la sincérité », Armand Colin.

GRICE, Paul (1975), « Syntax and Semantics, Volume 3, Speech acts », Academic Press Inc

JEANGENE-VILMER, Jean-Baptiste, ESCORCIA Alexandre, GUILLAUME Marine et HERRERA Janaina (2018), « Les Manipulations de l’information », Rapport conjoint du CAPS et de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole Militaire.

LAVASSE, Bertrand (2015), « Du journalisme comme une mésoépistémologie », Communication [En ligne], Vol 33/1.

MARTIN-LAGARDETTE, Jean-Luc (2006), « L’information responsable » Editions-Diffusion Charles-Léopold Mayer.

MERCIER, Arnaud (2005), « Médias d’information et transparence.  De l’idéal aux sombres réalités », MEI « Transparence & Communication », n°22, 2005.

PANCRAZI, Laurent (2012), « Le principe de sincérité budgétaire », L’Harmattan.

VOLKOFF, Vladimir (1999), « Petite histoire de la désinformation », Editions du Rocher.

WOODROW, Alain (1990), « Information Manipulation », Editions du Félin.

  1. Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, Alexandre Escorcia, Marine Guillaume et Janaina Herrera. Les Manipulations de l’information, Rapport conjoint du CAPS et de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole Militaire, 2018.[]
  2. Tel que défini par Harry Frankfurt (2005).[]
  3. Inspirés par une réflexion sémantique d’Alain Woodrow antérieure à l’apparition du terme de fake news in : Petite histoire de la désinformation, Editions du Rocher, 1999, 24.[]
  4. « Try to make your contribution one that is true. »[]
  5. « Do not say what you believe to be false. »[]
  6. « Do not say that for which you lack adequate evidence. »[]
  7. Marie-France Chambat-Houillon, « De la sincérité aux effets de sincérité, l’exemple de l’immersion journalistique à la télévision », Question de communication [En ligne], 2016, 30.[]
  8. Idem[]
  9. Voir notamment Arnaud Mercier : « Médias d’information et transparence.  De l’idéal aux sombres réalités. MEI Transparence & Communication, n°22, 2005 »[]
  10. Voir à cet égard le texte de Bertrand Labasse établissant un parallèle épistémologique entre journalisme et d’autres univers producteurs de vérités : Du journalisme comme une mésoépistémologie, Communications [En ligne], Vol. 33/1, 2015.[]
  11. Comme le relève Jean-Luc Martin-Lagardette, L’Information Responsable, Charles Léopold Mayer, 2006[]
  12. « la libre communication des pensées et des opinions garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme ne serait pas effective si le public auquel s’adressent les moyens de communication audiovisuelle n’était pas à même de disposer, aussi bien dans le cadre du secteur public que dans celui du secteur privé, de programmes qui garantissent l’expression de tendances de caractères différents dans le respect impératif d’honnêteté de l’information. »[]
  13. Revue Esprit, 1990, citée par Alain Woodrow, Information Manipulation, 1991[]
  14. France TV Info : « Les informations ne sont ni complètes ni sincères ! » : après l’incendie de l’usine Lubrizol, les habitants manifestent face à la préfecture. FranceTVinfo.fr, 2 octobre 2019.[]
  15. https://rsf.org/fr/presentation-2[]
  16. Charte d’éthique professionnelle des journalistes de 1918, remaniée en 1938 et 2011 ; déclaration des droits et devoirs des journalistes, dite « Déclaration de Munich de 1971 » ; charte d’éthique mondiale des journalistes de la Fédération internationale des journalistes, adoptée en 2019 à Tunis.[]
  17. Décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989 définissant les missions du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel[]
  18. Jean-Luc Martin Lagardette, L’Information Responsable, 19[]
  19. Marie-France Chambat-Houillon, « De la sincérité aux effets de sincérité, l’exemple de l’immersion journalistique à la télévision », Questions de comunication [En ligne], 2016, 30[]
  20. Nouveau Code International de l’Ethique Journalistique (1983[]
  21. Gérald Bronner, « La démocratie des crédules », Presses Universitaires de France, 2013[]
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