En réalité, il n’est pas rare aujourd’hui que des théories du complot commencent à prendre forme alors même que les événements sur lesquels elles portent sont encore en train de se dérouler. Par exemple, la flèche de Notre-Dame de Paris en feu ne s’était pas effondrée que fleurissaient déjà sur les réseaux sociaux toutes sortes de thèses complotistes sur les auteurs et les mobiles cachés de cet incendie, dont rien ne permettait pourtant de penser qu’il n’était pas d’origine accidentelle. Certaines de ces théories, très partagées et commentées sur Facebook, notamment, ont rapidement acquis une visibilité suffisante pour faire parler d’elles dans les grands médias nationaux. 1
Si le succès que rencontrent les thèses complotistes inquiète les spécialistes, c’est notamment en raison du fait qu’il existe un lien entre adhésion à certaines d’entre elles et inclination à la radicalité politique et/ou religieuse (Bronner, 2013 ; 2015). Le sociologue Gérald Bronner (2015 : 19) affirme ainsi que ces théories du complot représentent une menace potentielle pour les démocraties, dans la mesure où « […] elles peuvent être le marchepied à la radicalisation des esprits. Tous les conspirationnistes ne versent pas dans la violence politique, heureusement, mais rares sont les témoignages de terroristes islamistes, par exemple, qui ne véhiculent pas un discours complotiste. » Des tragédies récentes viennent corroborer ce diagnostic, telles que les attentats de 2019 contre la communauté musulmane de Christchurch en Nouvelle-Zélande, commis par un terroriste faisant explicitement référence à la théorie du « grand remplacement » pour justifier ses actes, ou la vague actuelle de violences perpétrées contre des Juifs de la région de New York, sur fond de théories du complot antisémites (Levenson, 2020). D’autres thèses complotistes peuvent, elles, avoir des conséquences néfastes sur la santé publique. Il a par exemple été montré que l’adhésion à des théories affirmant qu’on nous cache délibérément la dangerosité des vaccins conduit à une diminution de la volonté de faire vacciner ses enfants (Shapiro, Holding, Perez, Amsel & Rosberger, 2016).
Comme le relèvent Michael Barkun et Brigitte Rollet (2015 : 168), les théories du complot peuvent porter sur des objets de nature et d’ampleur extrêmement variables : « Sous leur forme la plus élémentaire, elles cherchent parfois à expliquer un fait simple, tel un accident d’avion ou un assassinat. Cependant, un grand nombre d’entre elles sont bien plus ambitieuses : elles visent à mettre de l’ordre dans quantité de phénomènes pouvant englober des pays entiers, des régions ou des décennies d’histoire. » Ce qui les caractérise n’est donc pas leur objet, mais leur nature narrative. Les théories du complot consistent le plus souvent en des récits présentés par leurs auteurs comme des interprétations alternatives d’événements marquants ou de faits importants au sujet desquels le grand public aurait été volontairement désinformé par les autorités, les médias, les scientifiques ou par des groupuscules tout puissants qui dirigeraient secrètement la marche du monde. Les psychologues anglais Robert Brotherton et Silan Eser (2015 : 1) en proposent la définition suivante : « […] le label ‘théorie du complot’ […] renvoie typiquement à des allégations de conspiration qui sont moins plausibles que d’autres explications, qui contredisent le consensus général des autorités épistémiques, qui reposent sur des preuves faibles, qui postulent des comploteurs exceptionnellement sordides et compétents et qui sont en fin de compte infalsifiables. » 2
À cette définition, il conviendrait d’ajouter la caractéristique suivante : les théories du complot ne servent jamais d’hypothèse de travail à d’authentiques enquêtes visant à faire éclater la vérité au sujet des événements ou des phénomènes dont elles parlent. En effet, les auteurs de récits conspirationnistes se contentent généralement d’agréger des éléments qui leur semblent constituer des anomalies dans les explications officielles de ces phénomènes, dans le but de confirmer, et non de soumettre à l’épreuve des faits, leur thèse de départ – invariablement, celle que l’on nous ment pour nous cacher la responsabilité de tel ou tel groupuscule identifié par avance (Bronner, 2013). Leur démarche n’a donc aucun rapport avec l’investigation journalistique, judiciaire ou policière correctement conduite, qui peut, elle, aboutir à la mise au jour de complots réels impliquant, par exemple, des dirigeants corrompus (Wagner-Egger, Bronner, Delouvée, Dieguez & Gauvrit, 2019).
Comment expliquer que des individus ayant bénéficié d’une éducation au moins élémentaire et disposant d’un accès à des informations fiables puissent croire à des théories soutenant, par exemple, que l’on nous ment intentionnellement au sujet de la forme de la Terre, qui serait en réalité plate, ou que les puissants de ce monde complotent avec des extraterrestres au détriment du reste de l’humanité ? Bien entendu, toutes les théories du complot ne paraissent pas de prime abord aussi farfelues que ces deux exemples. Il n’en demeure pas moins que la très grande majorité d’entre elles repose sur une simplification à outrance des logiques et des mécanismes régissant tant le fonctionnement de nos sociétés que l’enchaînement des faits historiques. Les théoriciens du complot expliquent en effet les phénomènes sur lesquels ils se penchent de manière manichéenne et monocausale. Niant la complexité du monde, ils prétendent dévoiler une réalité inquiétante mais univoque qui nous serait délibérément cachée (Bronner, 2013 ; Renard, 2015 ; Taïeb, 2010).
Pour en donner un exemple, dans d’interminables vidéos consultables sur le site Internet de l’association politique « antisioniste » Égalité et Réconciliation, son président Alain Soral explique à qui veut l’entendre que tous les événements néfastes qui touchent l’humanité proviennent d’une seule et unique source : les Juifs qui, tapis dans les coulisses des sphères politiques et médiatiques, seraient en réalité les authentiques détenteurs du pouvoir et agiraient en vue de faire triompher leurs intérêts aux dépens de ceux des différentes communautés nationales. Des schémas complotistes identiques existent avec pour agents machiavéliques centraux les Illuminati, les francs-maçons, des reptiles humanoïdes extraterrestres, ou encore, un mélange de ces différents acteurs soutenus par les élites financières mondiales (théorie dite du « nouvel ordre mondial »).
Ne faut-il pas être naïf, irrationnel, voire mentalement affecté pour tomber dans le piège de récits aussi caricaturalement manichéens et simplistes ? Une telle explication de la croyance aux théories du complot est celle d’une partie de leurs détracteurs (voir Nicolas, 2016), mais également de certains chercheurs qui y voient des origines psychopathologiques – notamment des troubles schizotypiques (p. ex., Darwin, Neave & Holmes, 2011). Dans un registre différent, des psychologues cognitifs avancent que certaines dispositions de penséenon pathologiques (thinking dispositions) sont plus susceptibles que d’autres de conduire à adhérer aux théories du complot. Des expériences particulièrement intéressantes allant dans ce sens montrent que les individus ayant un style de pensée intuitif (intuitive thinking style) sont en moyenne davantage conspirationnistes que les personnes au style de pensée plus analytique (analytic thinking style ; p. ex., Swami, Voracek, Stieger, Tran & Furnham, 2014). Parallèlement, il a également été établi qu’une sensibilité plus marquée que la moyenne à certains biais cognitifs affectant chroniquement le raisonnement humain, comme le biais d’intentionnalité ou le biais téléologique, va de pair avec une inclination accrue au conspirationnisme (voir, respectivement, Brotherton & French, 2015 ; Wagner-Egger, Delouvée, Gauvrit & Dieguez, 2018).
Un autre élément susceptible de conforter la thèse de l’irrationalité intrinsèque de l’adhésion aux théories du complot est que, d’après les résultats des sondages et des questionnaires psychologiques existants, les individus qui disent croire à une théorie du complot donnée ont tendance à déclarer croire de même à la majorité, si ce n’est à la totalité des thèses complotistes qui sont soumises à leur jugement (voir p. ex. Brotherton, French & Pickering, 2013 ; Goertzel, 1994 ; Swami, Coles, Stieger, Pietschnig, Furnham, Rehim & Voracek, 2011). Il existerait ainsi une sorte de « mentalité complotiste », bien éloignée de la pensée rationnelle, qui inclinerait les personnes qui en sont porteuses à appréhender le monde sous l’angle du complot permanent et généralisé.
Sans nullement remettre en question la pertinence ou la qualité des travaux empiriques dont les résultats pourraient aller dans le sens d’une explication du conspirationnisme par l’irrationalité des individus, il me paraît cependant clair qu’une telle explication n’est pas suffisante. En effet, la thèse de l’irrationalité ne permet pas de rendre compte de nombreuses facettes du phénomène. Par exemple, pourquoi certains styles de pensée conduiraient-ils davantage à adhérer aux récits complotistes de nos jours que ce n’était le cas par le passé ? Pourquoi le niveau de croyance aux théories du complot varie-t-il d’un pays à l’autre 3, alors qu’aucune donnée ne laisse penser qu’il existe de différences nationales quant à la sensibilité aux biais cognitifs ? Pourquoi certaines théories du complot en particulier rencontrent-elles plus ou moins de succès en fonction du groupe social ou du pays considéré ?
On le voit, il est illusoire de chercher à expliquer le phénomène conspirationniste en faisant l’économie d’une analyse en bonne et due forme des facteurs socioculturels qui lui confèrent ses caractéristiques actuelles. Des recherches interdisciplinaires alliant psychologie cognitive et sociologie sont dès lors nécessaires (Butter, Knight & Albert, 2015).
Les travaux de Gérald Bronner (2013) sur le conspirationnisme constituent une bonne illustration des apports possibles d’une telle interdisciplinarité. Le sociologue montre que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la plupart des théories du complot reposent sur un argumentaire foisonnant – il existe donc des raisons d’y adhérer. Si les « démonstrations » des complotistes ne résistent pas à une analyse sérieuse, leur pouvoir de persuasion réside pour partie dans le fait que les arguments qui les composent exploitent un large éventail de biais cognitifs humains. Par exemple, nous faisons tous preuve d’une tendance spontanée plus ou moins marquée à imaginer qu’il existe des causes intentionnelles derrière la survenue de n’importe quel événement, quand bien même il ne résulterait en réalité que d’une succession de coïncidences. Les théoriciens du complot ont dès lors beau jeu d’exploiter ce biais d’intentionnalité pour nous amener progressivement à penser que tel événement néfaste de grande ampleur ne saurait être le fruit de contingences sociohistoriques – comme la « thèse officielle » voudrait en l’occurrence nous le faire croire – mais qu’il a été sciemment orchestré dans l’ombre par des « puissants » en vue de servir leurs intérêts personnels au détriment d’innocents.
Selon Bronner (2013), les biais cognitifs qui affectent chroniquement le raisonnement humain ne suffisent cependant pas, à eux seuls, à expliquer le succès des théories du complot. Pour le faire, il est en effet nécessaire de comprendre comment les invariants cognitifs que constituent ces biais s’hybrident avec un certain nombre de variables sociales. En l’occurrence, la dérégulation du marché de l’information, corrélative au développement d’Internet, aurait permis aux théories du complot de trouver une caisse de résonance que ne leur offraient pas les médias traditionnels. De fait, Bronner montre que les théories complotistes apparaissent en très bonne position sur Google dès lors que l’on y effectue une recherche au sujet d’événements historiques marquants, comme le tsunami asiatique de 2011 ou les attentats du 11 septembre 2001, par exemple. Cela s’expliquerait par le fait que les conspirationnistes sont très motivés à exposer leur point de vue sur la toile, tandis que la majorité des autres citoyens ou des experts n’a aucune motivation particulière à consacrer du temps et de l’énergie pour leur apporter la contradiction. Les théories du complot sont dès lors surreprésentées sur Internet et elles y bénéficient d’une visibilité particulièrement forte, ce qui facilite d’autant leur propagation.
Bronner soutient donc qu’il est possible de comprendre comment des individus en viennent à croire à des thèses complotistes sans avoir à postuler qu’ils sont totalement irrationnels, voire fous : il s’agit là de théories auxquelles nous sommes facilement exposés et qui reposent sur une batterie d’arguments ayant d’autant plus de chances de nous convaincre qu’ils exploitent des biais cognitifs par lesquels nous sommes tous plus ou moins fortement affectés.
D’autres chercheurs en sciences sociales ont pour leur part souligné le fait que certaines thèse complotistes fonctionnent comme d’authentiques discours politiques (Giry, 2015 ; Taguieff, 2006 ; Taïeb, 2010) émanant d’entrepreneurs en complots dont « [une] frange importante […] est constituée de politiciens extrémistes, parfois instrumentalisant ces théories pour accroître leur notoriété personnelle et atteindre leurs objectifs, parfois réellement convaincus de leur exactitude » (Campion-Vincent, 2015 : 99). La perméabilité aux théories du complot est d’ailleurs elle aussi modulée par le profil politique des individus. En effet, comme plusieurs études l’ont montré, les personnes situées aux extrémités du spectre politique ont davantage tendance que les autres à croire à des thèses complotistes (p. ex., Van Prooijen, Krouwel & Pollet, 2015).
On sait également que les théories du complot sont particulièrement susceptibles de séduire des individus qui se sentent précarisés ou menacés socialement (DiGrazia, 2017a ; Goertzel, 1994). Ces derniers peuvent en effet y trouver une grille interprétative du monde qui confère un sens à leur situation et désigne une cause univoque aux injustices sociales dont ils pensent – à tort ou à raison – être victimes (Sullivan, Landau & Rothschild, 2010). Un intéressant travail ethnographique mené au sein de quartiers précaires de Bruxelles permet d’illustrer ce point (Mazzocchetti, 2012). Cette recherche montre que les jeunes immigrés ou descendants d’immigrés marocains et africains subsahariens qui y vivent adhèrent massivement à des thèses selon lesquelles, dans les pays occidentaux, journalistes, politiques et forces de l’ordre œuvreraient de concert à faire passer les immigrés et les Musulmans pour une source de troubles sociaux afin de détourner l’attention publique des véritables acteurs malfaisants, à savoir les « puissants » et les « mafias mondiales ». Par exemple, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis auraient été organisés par le gouvernement américain lui-même et attribués à des Islamistes dans le but de stigmatiser les communautés musulmanes présentes en Occident. En endossant ce genre de théories du complot, « ces jeunes donnent du sens au passé (les silences qui entourent l’histoire coloniale et les histoires migratoires) tout autant qu’à leur ressenti de xénophobie et aux discriminations contemporaines […]. [… Cette] appréhension du monde en termes de théorie du complot est également une manière de prendre prise sur les événements en les rendant cohérents et acceptables de par leur cohérence, et, donc, de sortir d’une position de victime en devenant acteur de sens » (Mazzocchetti, 2012 : 6).
Une manière complémentaire d’aborder le complotisme est de le conceptualiser en termes de « connaissances stigmatisées » (Barkun & Rollet, 2015). Les théories du complot proposent en effet des discours sur le monde visant à le rendre intelligible. Cependant, ces discours ne sont pas reconnus conformes à la réalité par les « institutions validantes » légitimes que constituent les communautés scientifiques et universitaires, notamment. Cela vaut à ces théories d’être stigmatisées, voire moquées. Plutôt que de les abandonner, leurs instigateurs affirment que les institutions validantes sont en réalité de mèche avec les groupes qui complotent aux dépens du gros de la population. Jusqu’à peu, la plupart des théories du complot ne parvenaient guère à essaimer en dehors de certaines marges de la société. En effet, l’absence de validation institutionnelle leur interdisait l’accès aux canaux médiatiques traditionnels. On l’a vu, les choses ont cependant radicalement changé avec l’arrivée d’Internet dans la majorité des foyers. Barkun et Rollet (2015) retiennent deux autres facteurs sociaux qui, à partir des années quatre-vingt-dix, auraient également contribué à faire des théories du complot des connaissances de moins en moins stigmatisées : premièrement, le développement d’un sentiment généralisé de méfiance à l’égard des médias et des institutions étatiques et scientifiques – facteur central sur lequel je reviendrai plus longuement dans la suite de ce chapitre – et, deuxièmement, la présence croissante du thème complotiste dans la culture populaire.
L’émergence d’une culture populaire (séries télé, films, romans) mobilisant abondamment les codes du complotisme aurait en effet participé « […] à l’érosion de ce qui était auparavant une frontière claire et solide entre le discours marginal et le discours dominant. Alors que les idées issues du premier demeuraient isolées au sein de subcultures reculées, elles passent désormais cette barrière et entrent dans le mainstream » (Barkun & Rollet, 2015 : 172). Cette hypothèse est corroborée par une récente étude de terrain conduite auprès de lycéens français (Cicchelli et Octobre, 2018). Les auteurs de l’enquête montrent que les adolescents interviewés « […] font appel à des références issues des œuvres contemporaines de fiction – notamment les films et les séries télé – pour répondre au doute créé par ce qui leur semble “incohérent”, “bizarre” ou “pas vrai” dans les informations auxquelles ils ont été confrontés après les attentats [de 2015 et 2016]. Dans leur esprit, la réalité ne doit pas laisser place au hasard, pour que l’acteur/spectateur adhère à la cohérence du récit » (Cicchelli et Octobre, 2018 : 55). La culture populaire contemporaine, pétrie de théories du complot, est ainsi devenue une grille de lecture et d’interprétation mobilisée par les jeunes Français pour comprendre et conférer un sens aux événements marquants auxquels ils sont exposés.
On le voit, il y a assurément d’autres causes à l’adhésion aux théories du complot qu’un simple défaut de rationalité. Mais ne faut-il pas tout de même être doté d’une mentalité bien singulière pour en arriver à faire siennes de telles théories ? Comme je l’ai indiqué plus haut, c’est ce que pensent certains psychologues, selon lesquels il existerait une « mentalité complotiste » se traduisant par la tendance à voir planer l’ombre du complot sur à peu près tout ce qui se passe dans le monde. De fait, les résultats des sondages et des questionnaires psychologiques sur le complotisme montrent que les répondants qui disent croire à une théorie du complot donnée déclarent souvent aussi croire à de nombreuses autres thèses complotistes, pourtant fort différentes.
De mon point du vue, s’il ne fait pas vraiment de doute qu’une mentalité complotiste puisse exister, il n’est par contre pas exclu que sa prévalence soit surestimée en raison des méthodes d’enquête par questionnaires et sondages auxquelles recourent les chercheurs. En effet, dans ces questionnaires et sondages, il est demandé aux individus d’indiquer leur niveau d’adhésion à une série de théories du complot hétérogènes qui leur sont présentées les unes après les autres. En procédant de la sorte, il se peut que certains répondants soient incités à se déclarer en accord avec la plupart de ces théories, quand bien même ils ne se sentent en réalité concernés, intéressés et vraiment convaincus que par un sous-ensemble d’entre elles. C’est d’ailleurs aussi ce que soupçonnent d’autres chercheurs : « Il est […] possible que les sondés qui répondent par l’affirmative ne croient pas spécialement à certains scénarios conspirationnistes, mais qu’ils sont prêts à s’en accommoder “comme si” ils étaient vrais : une attitude qui serait due en partie à la difficulté de comprendre des phénomènes complexes [sur lesquels portent ces théories] et en partie à la valeur ludique et kitsch du conspirationnisme comme posture alternative banchée » (Butter, Knight & Albert, 2015 : 27).
Si ces soupçons sont fondés, le problème n’est alors pas uniquement que sondages et questionnaires – par ailleurs indéniablement utiles pour étudier le phénomène – conduiraient à surévaluer la prévalence de la mentalité complotiste chez les croyants à des théories du complot. Cela aurait aussi pour conséquence d’aboutir à une perception par trop homogène de ces dernières. En effet, malgré la très grande diversité des sujets sur lesquels portent les théories du complot, elles risquent d’apparaître aux chercheurs comme des objets mentaux homogènes et interchangeables, puisqu’un même individu pourrait indifféremment adhérer à telle ou telle autre thèse conspirationniste. Pourtant, Brotherton et collègues (2013) ont bien montré que cinq thèmes complotistes distincts apparaissent quand on analyse en détail les réponses des individus auxquels ils ont fait passer leur échelle de complotisme, à savoir :
Si ces thèmes complotistes émergent à l’analyse, c’est que les répondants à l’échelle de Brotherton et collègues opèrent des distinctions entre les différentes théories qui leur sont soumises et qu’ils sont davantage susceptibles de se dire d’accord avec des théories d’un même type qu’avec les autres. Cela montre donc que tous les individus complotistes ne sont pas nécessairement attirés par n’importe quelle théorie du complot. Au niveau social, et non plus individuel cette fois, il semble aussi possible de distinguer différents types de théories du complot selon les groupes au sein desquels elles rencontrent du succès.
Par exemple, dans une recherche ethnographique menée au Danemark (Harambam & Aupers, 2015), on découvre un ensemble d’individus adeptes de philosophie orientale, de spiritualisme, de médecines alternatives et d’alimentation macrobiotique qui se montrent sensibles à des théories du complot principalement axées sur les rapports entre la science et l’industrie : les industriels de l’alimentation et du médicament (big pharma) seraient de mèche avec les scientifiques et les gouvernements pour cacher au grand public les dangers réels de l’aspartam, des vaccins, ou encore, des chemtrails. 4 Ces thèses complotistes sont fort différentes de celles des jeunes immigrés des quartiers défavorisés de Bruxelles dont il était question plus haut. On l’a vu, ces jeunes croient, eux, à des théories du complot essentiellement politiques, selon lesquelles des « puissants » en Occident chercheraient à générer un climat de haine et de rejet à l’égard des immigrés et des Musulmans afin de couvrir leurs activités criminelles globalisées.
On imagine en fait assez mal ces deux populations s’échanger leurs théories du complot respectives. Bien entendu, si on le leur demandait, il n’est pas exclu que nos jeunes immigrés bruxellois, par exemple, affirment eux aussi croire à la thèse selon laquelle on nous cache sciemment la toxicité des vaccins. Mais il ne s’agit apparemment pas là d’un récit conspirationniste qui les intéresse spontanément. On peut donc penser qu’il existe des types distincts de théories du complot qui ne suscitent pas le même intérêt selon la population considérée. Avec des collègues, nous avons conduit une étude visant à tester plus avant cette hypothèse (Cordonier, Cafiero & Bronner, in prep.).
Pour ce faire, nous nous sommes penchés sur les recherches Internet des Français concernant des sujets complotistes – on sait en effet que le volume de recherches Internet sur un sujet donné constitue une mesure fiable de l’intérêt que lui porte le public (p. ex., DiGrazia, 2017b ; Vosen & Schmidt, 2011). 5 Dans notre étude, nous avons sélectionné sept théories du complot différentes, et nous avons mesuré le volume relatif de recherches que chacune d’entre elles a suscité dans chaque département français métropolitain sur une période de trois ans (du 21 février 2017 au 21 février 2020). Si les diverses théories du complot ne sont pas des objets mentaux homogènes et interchangeables susceptibles d’intéresser au même degré toutes les populations, on devrait pouvoir observer, premièrement, que nos sept sujets complotistes n’ont pas suscité le même volume de recherches dans les différents départements – en effet, les propriétés sociodémographiques globales de la population varient d’un département à l’autre. Deuxièmement, les théories ayant été les plus recherchées dans une zone donnée du territoire national devraient posséder une certaine proximité thématique entre elles. Autrement dit, on devrait voir apparaître des patterns géographiques de recherches regroupant des théories du complot qui se ressemblent.
Pour mesurer les volumes relatifs de recherches dont nos théories du complot ont fait l’objet dans chaque département durant trois ans, nous avons utilisé l’application en ligne Google Trends 6. Il s’agit d’un logiciel permettant de quantifier « la proportion de recherches portant sur un mot clé donné dans une région et pour une période spécifiques, par rapport à la région ou la période où le taux d’utilisation de ce mot clé est le plus élevé » 7. Cette proportion de recherches est rapportée sur une échelle de 0 à 100 ; 100 indiquant la région et la période où l’utilisation du mot clé en question a été la plus intense. Google Trends offre également la possibilité de mesurer de la même manière les volumes de recherches portant sur des « sujets » spécifiques, et pas uniquement sur des mots clés donnés. Dans le jargon de Google Trends, un « sujet » correspond à l’agrégation de toutes les recherches directement associées à une thématique précise. Nous avons exploité cette possibilité de cibler des « sujets » plutôt que des mots clés, ce qui aurait été trop restrictif.
Le choix des théories du complot dont nous avons mesuré les volumes de recherches a été effectué de la manière suivante. Nous avons d’abord relevé une vingtaine de théories complotistes qui revenaient régulièrement dans les études et les sondages portant sur la France. Nous les avons ensuite entrées une à une dans Google Trends afin de déterminer si, durant la période considérée, elles avaient fait l’objet d’un volume de recherches suffisant pour que le logiciel en indique la valeur pour au moins 60% des départements.8 Les théories du complot pour lesquelles ce n’était pas le cas ont été écartées. Au final, notre étude a porté sur les sept « sujets » complotistes suivants :
Nous avons donc mesuré les volumes relatifs de recherches par département de chacun de ces sept sujets complotistes sur trois ans. Afin de déterminer si certains d’entre eux se regroupent selon une logique géographique en fonction des endroits où ils ont été le plus recherchés (i.e., où ils suscitent le plus d’intérêt), nous avons procédé à une analyse de classification ascendante hiérarchique. Comme le montre le dendrogramme présenté ci-dessous, la géographie des recherches Internet des Français fait ressortir trois groupes distincts de théories du complot :
Regroupement géographique des sujets complotistes par classification ascendante hiérarchique (méthode d’agglomération de Ward). 1 = Chemtrails, 2 = HAARP, 3 = Illuminati, 4 = Nouvel ordre mondial, 5 = Reptiliens, 6 = Soral (proxy de « complot juif »), 7 = Zone 51.
Il est intéressant de constater que le pattern géographique qui se dégage des recherches complotistes des Français sur Internet fait apparaître un découpage thématique très proche de celui mis au jour par Brotherton et collègues au moyen de leur échelle psychologique de complotisme. En effet, sur les quatre sujets complotistes de notre échantillon qui correspondent à la thématique « malevolent global conspiracies », trois sont groupés ensemble par notre analyse : Illuminati, Soral (proxy de « complot juif ») et Reptiliens. Le quatrième sujet de cette thématique, NOM, se trouve, lui, rapproché des deux sujets de notre échantillon qui correspondent à la thématique « personal well-being », eux-mêmes regroupés par notre analyse : Chemtrails et HAARP. Cela s’explique probablement par le fait que Chemtrails et HAARP sont des composantes fréquentes de NOM. Pour finir, le dernier sujet de notre échantillon, Zone 51, est le seul à correspondre à la thématique « extraterrestrial cover-up », et il se trouve bel et bien isolé sur le dendrogramme.
On observe donc que les théories du complot qui mettent en scène des groupuscules secrets et malveillants agissant au niveau mondial, celles qui prétendent dévoiler des actions secrètes visant à nuire à la santé ou à la liberté des individus et, finalement, la théorie qui soutient que l’on nous cache l’existence des extraterrestres font l’objet de recherches provenant majoritairement de groupes de départements différents. Ce résultat de notre étude corrobore donc l’hypothèse selon laquelle les théories du complot ne composent pas un ensemble homogène de croyances interchangeables : l’intérêt qui leur est porté diffère selon les départements français, et les théories les plus recherchées dans une même zone du territoire ont entre elles une évidente proximité thématique.
Il resterait à présent à déterminer si ce résultat est stable dans le temps et, surtout, si les trois types de théories du complot qui ressortent des recherches Internet des Français attirent chacun des personnes au profil sociologique spécifique. Le pattern géographique de l’intérêt qu’ils suscitent indique en tout cas que des facteurs sociodémographiques modulent leur pouvoir d’attraction. Cela permet de penser que la plupart des individus qui s’intéressent à des théories du complot ne sont probablement pas aveuglément attirés par n’importe quelle thèse conspirationniste, contrairement à ce qui devrait se passer s’ils étaient nombreux à avoir une mentalité complotiste générique.
S’il existe visiblement des types distincts de théories du complot qui ne séduisent pas nécessairement les mêmes individus, il n’est pas exclu pour autant qu’elles prennent toutes racine dans un terreau sociocognitif commun : celui du déficit contemporain de confiance à l’égard des autorités, des journalistes et des scientifiques (voir p. ex., Bronner, 2013 ; Campion-Vincent, 2015 ; Cicchelli et Octobre, 2018 ; Renard, 2015). En effet, en tant qu’« institutions validantes » (Barkun & Rollet, 2015) et autorités épistémiques légitimes, un des rôles des médias et des institutions étatiques et scientifiques est de nous proposer des grilles de lecture crédibles du monde qui nous entoure. Or, pour les personnes qui se défient systématiquement de ces autorités épistémiques, il n’est pas irrationnel de rejeter a priori leurs explications d’événements importants, de faits marquants ou de processus sociohistoriques de large ampleur. Cela a pourtant un coût cognitif certain : privées de ces clés de compréhension du fonctionnement de leur environnement, ces personnes se retrouvent plongées dans un état d’inquiétude et d’incertitude permanent.
Les individus concernés chercheraient alors à se rassurer en recourant à diverses stratégies de réduction de la complexité du monde. L’une de ces stratégies consisterait à se tourner vers les théories du complot (Renard, 2015), dont on a vu qu’elles ont pour caractéristique centrale de fournir des explications monocausales, simples et univoques des événements souvent complexes sur lesquels elles portent. Quant au type spécifique de thèses complotistes auxquelles se raccrochent les individus ayant perdu toute confiance dans les autorités épistémiques, il est probablement en partie fonction de leur profil sociologique, dans la mesure où les membres des différentes catégories sociales n’entretiennent pas les mêmes craintes ni ne suspectent les mêmes agents sociaux d’être responsables de leurs difficultés ou de leurs malheurs.
Avec des collègues, nous avons mené une étude dont les résultats soulignent l’importance de la défiance à l’égard des médias et des institutions pour expliquer l’adhésion aux théories du complot (Cordonier, Wagner-Egger, Cafiero & Bronner, in prep.). Dans cette étude, nous avons procédé à l’analyse statistique des données brutes d’un sondage sur les théories du complot conduit en décembre 2018 auprès d’un panel représentatif de la population nationale composé de 1760 Français majeurs. 9 Les participants à ce sondage étaient invités à indiquer leur niveau d’adhésion à dix théories du complot classiques et hétérogènes (théories du complot sioniste, des chemtrails, des Illuminati, du grand remplacement, etc.). À notre demande, une échelle standardisée de mesure du complotisme comportant cinq items génériques (du type « Il existe des organisations secrètes qui influencent considérablement les décisions politiques ») a été ajoutée au sondage (échelle de Bruder, Haffke, Neave, Nouripanah & Imhoff, 2013, dans sa traduction française validée par Lantian, Muller, Nurra & Douglas, 2016).
Le sondage comportait en outre des questions sur le profil sociodémographique des répondants (genre, âge, niveau de diplôme, niveau de revenu, orientation politique), sur leur niveau de confiance dans les médias et les institutions (école, justice, police, armée), sur leur adhésion à des croyances paranormales (p. ex., sur l’existence du don de voyance), sur leur proximité avec le mouvement des Gilets jaunes, sur le type de médias auprès desquels ils s’informent principalement (journaux, sites web des journaux, télévision, Youtube, réseaux sociaux, moteurs de recherche) ainsi que sur leur perception du passé, du présent et de l’avenir. Nous avons procédé à des analyses de régression statistiques (régressions hiérarchiques par étapes) afin de déterminer l’influence respective de ces différents facteurs, tant sur le niveau d’adhésion des sondés à l’ensemble des dix théories du complot testées que sur leur score sur l’échelle standardisée de complotisme.
Il en ressort, premièrement, qu’une forte adhésion aux théories du complot testées s’explique par les facteurs suivants, par ordre décroissant d’importance 10 : le fait 1) d’entretenir des croyances paranormales, 2) de se déclarer proche ou membre des Gilets Jaunes, 3) d’entretenir une forte défiance à l’égard des médias et des institutions, 4) de s’informer principalement via les réseaux sociaux, 5) d’avoir un positionnement politique proche des extrêmes et 6) d’avoir une perception négative de l’avenir. Un haut niveau de diplôme protège par contre d’une forte adhésion aux théories du complot testées. Deuxièmement, un score élevé sur l’échelle de complotisme s’explique par les facteurs suivants, par ordre décroissant d’importance : le fait 1) de se déclarer proche ou membre des Gilets jaunes, 2) d’entretenir une forte défiance à l’égard des médias et des institutions, 3) d’entretenir des croyances paranormales, 4) d’avoir une perception négative de l’avenir et 5) de s’informer principalement via la télévision.
Si l’on retire de notre modèle prédictif la question de la proximité des sondés avec le mouvement des Gilets jaunes (proximité qui s’explique statistiquement elle-même avant tout par le niveau de défiance à l’égard des médias et des institutions), nos régressions statistiques font apparaître des résultats tout à fait similaires. Ainsi, premièrement, une forte adhésion aux théories du complot testées s’explique par les facteurs suivants, par ordre décroissant d’importance : le fait 1) d’entretenir des croyances paranormales, 2) d’entretenir une forte défiance à l’égard des médias et des institutions, 3) d’avoir une perception positive du passé, 4) d’avoir une perception négative de l’avenir et 5) de s’informer principalement via les réseaux sociaux. À l’opposé, un haut niveau de diplôme protège, là encore, d’une forte adhésion aux théories du complot testées. Deuxièmement, un score élevé sur l’échelle de complotisme s’explique par les facteurs suivants, par ordre décroissant d’importance : le fait 1) d’entretenir une forte défiance à l’égard des médias et des institutions, 2) d’entretenir des croyances paranormales, 3) d’avoir une perception négative de l’avenir, 4) de s’informer principalement via la télévision et 5) d’avoir une perception positive du passé.
On le voit, nos analyses confirment de manière très claire que la défiance à l’égard des médias et des institutions est un paramètre de première importance pour expliquer l’attirance de nos concitoyens pour le complotisme. Parallèlement, la thèse de l’irrationalité se voit elle aussi confortée : entretenir des croyances paranormales est un facteur d’adhésion aux théories du complot tout aussi important que ne l’est la défiance envers les médias et les institutions. Le succès actuel du complotisme est donc bel et bien un phénomène multifactoriel, qui résulte tant de variables sociales que de paramètres cognitifs.
Notons pour finir que, parmi les caractéristiques sociodémographiques des répondants, seuls le niveau de diplôme et l’orientation politique apparaissent dans nos régressions comme des facteurs influençant de façon significative leur inclination au conspirationnisme. Si des corrélations de Pearson montrent bien que, comparativement à l’ensemble de la population, les jeunes et les personnes à bas revenus sont associés à une plus forte adhésion aux théories du complot testées et à des scores plus élevés sur l’échelle de complotisme utilisée, ces variables sociodémographiques ne sont cependant pas retenues par nos régressions par étapes. Il serait pourtant hâtif d’en conclure que ces variables ne jouent aucun rôle dans la perméabilité au complotisme. En réalité, le fait d’avoir agrégé en un indicateur unique l’évaluation des dix théories du complot testées a pu avoir pour conséquence indésirable de masquer d’éventuels effets d’âge ou de niveau de revenu sur la croyance à certaines thèses conspirationnistes en particulier. Au regard de ce que j’ai exposé dans la section précédente, la méthode par sondage utilisée dans cette étude a de toute façon probablement conduit à homogénéiser artificiellement l’adhésion déclarée aux différentes théories du complot soumises à l’évaluation des répondants.
Ce chapitre devrait avoir permis de montrer que le succès contemporain des théories du complot est un phénomène complexe et multifactoriel dont la compréhension peut assurément bénéficier d’une approche intégrant des connaissances et des méthodes de la sociologie et de la psychologie cognitive – comme c’est d’ailleurs le cas pour quantité d’autres phénomènes sociaux (Cordonier, 2018). Un des défis qui attendent à présent les chercheurs travaillant sur le sujet est de parvenir à mieux comprendre comment des styles de pensée particuliers ou une sensibilité accrue à certains biais cognitifs s’articulent très concrètement avec divers facteurs sociaux pour conduire des individus à croire à des thèses qui peuvent souvent nous sembler puériles ou idiotes. Ce qui est sûr, c’est que l’épidémie contemporaine de conspirationnisme ne peut s’expliquer uniquement par un défaut de rationalité de la part des individus touchés ou par l’existence d’une mentalité complotiste générique.
Une autre question peu discutée actuellement, et qui gagnerait à être abordée par une approche alliant sociologie et sciences cognitives, est celle de ce que « croire à une théorie du complot » veut réellement dire. Est-ce simplement le fait d’afficher publiquement sa croyance à une thèse complotiste donnée, ou faut-il que cette croyance soit dotée pour l’individu d’un véritable pouvoir inférentiel qui se traduit par sa prise en compte dans ses décisions d’action ? Ces deux conceptions de la croyance ne se recouvrent pas. Depuis les célèbres expériences de Solomon Asch (1956), il est en effet bien connu qu’un individu peut déclarer croire quelque chose qu’il sait pourtant être faux afin de ne pas dépareiller avec les personnes qui l’entourent et dont il craint le jugement social. Un tel conformisme de façade est d’ailleurs documenté chez les enfants dès l’âge de 3 ou 4 ans (Corriveau & Harris, 2010 ; Corriveau, Kim, Song & Harris, 2013 ; Haun & Tomasello, 2011). Ces derniers y recourent pour créer et entretenir des liens sociaux (Cordonier, 2018), et ils en comprennent explicitement la fonction affiliative à partir de l’âge de 5 ans (Cordonier, Nettles & Rochat, 2018). Ce conformisme de façade, affiliatif et stratégique, pourrait peut-être bien expliquer l’adhésion revendiquée par certains individus aux théories du complot en circulation au sein de leur groupe d’appartenance. D’un point de vue empirique, il s’agirait dès lors de chercher à mettre au jour d’éventuelles « modalités de croyance » aux théories du complot, qui pourraient aller du simple affichage à but affiliatif à la certitude épistémique au nom de laquelle il devient même possible de commettre un attentat.
Pour conclure, j’ai rappelé dans ce chapitre que la crise actuelle de confiance dans les médias et les institutions constitue un terreau extrêmement propice au succès des théories du complot. On comprend dès lors que si l’on veut chercher à lutter contre l’expansion du conspirationnisme, médias et institutions doivent travailler à regagner la confiance perdue d’une partie de la population. Ce n’est probablement qu’à cette condition que les diverses initiatives visant à lutter contre le conspirationnisme en développant « l’esprit critique » des futurs citoyens durant leur scolarité auront une chance de porter leurs fruits.
Pour citer ce chapitre : Cordonier, L. (2021). Le succès des théories du complot. Flambée d’irrationalité ou symptôme d’une crise de confiance ? In J. Baechler & G. Bronner (éds), L’irrationnel aujourd’hui. Paris : Hermann, 243– 262.
Ce chapitre a été rédigé dans le cadre d’un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) intitulé « CONSPIRACY – Responding to the spreading of conspiracy theories » (ANR-CE39-0010-01).
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Cela signifie-t-il pour autant que de telles théories emportent l’adhésion de nos concitoyens ? Il s’agit là d’une question plus complexe qu’il ne pourrait sembler de prime abord et sur laquelle je reviendrai brièvement en conclusion de ce chapitre. Ce qui est sûr, c’est qu’une proportion non négligeable de la population française déclare croire à toutes sortes de thèses complotistes. Un sondage récent montre ainsi par exemple que 17% des Français se disent « tout à fait d’accord » et 26% « plutôt d’accord » avec l’affirmation selon laquelle « le ministère de la santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins », ou encore, qu’ils sont 7% à se déclarer « tout à fait d’accord » et 15% « plutôt d’accord » avec l’idée qu’« il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale ». ((Sondage Ifop 2019 « Enquête sur le complotisme, vague 2 ». Voir également le sondage correspondant de 2018. Pour des sondages réalisés aux États-Unis et dans différents pays européens, dont la France, voir « Conspiracy theories » réalisé en 2018 par le YouGov–Cambridge Centre.[⇡]