Jais Adam-Troian, enseignant-chercheur en psychologie sociale à la Keele University (Royaume-Uni), analyse pour la Fondation Descartes les mécanismes par lesquels la propagande russe opère sur les esprits.
Le 9 mai dernier, la Russie fêtait le « jour de la Victoire ». Depuis, beaucoup de personnes se sont interrogées sur le choix éditorial qu’ont fait certaines chaînes TV françaises (ex : BFMTV, CNEWS) de diffuser le « traditionnel » défilé militaire de Moscou en direct. Dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine, pays allié et candidat à l’entrée dans l’UE, la question que soulève la diffusion du spectacle de propagande de l’envahisseur mérite d’être posée. Afin d’esquisser une réponse, étudions les effets que l’exposition à de telles images pourrait avoir.
Pour ce faire, je vous propose une analyse psychologique, basée sur les connaissances actuelles en psychologie de la persuasion. Car pour estimer l’impact des images du défilé de Moscou sur l’audimat français, il nous faut revenir sur la stratégie de propagande russe et sur ses ressorts. Avant de commencer, il faut bien comprendre que la persuasion est une forme de « judo communicationnel ». Pour changer les opinions ou les comportements, il faut utiliser et dévoyer la psychologie des individus.
Dans cette optique, le cadrage compte autant que le message. Suivant ce principe, la propagande russe ne cherche pas à aller contre vos convictions, à vous persuader. Son but est soit de vous rendre propagateur à votre insu, soit de vous dissuader d’adopter des positions ou des comportements défavorables aux intérêts russes. Pour cela, le Kremlin dispose de deux outils très efficaces : le contrôle réflexif et le doute. Le contrôle réflexif est d’une simplicité redoutable : il exploite notre tendance naturelle à croire plus facilement des informations qui vont dans le sens de nos opinions politiques ou religieuses. Pour ce faire, il suffit de présenter des arguments taillés sur mesure à la psychologie d’un groupe particulier. Cela parait abstrait ? Concrétisons.
les narratifs concoctés par le Kremlin ciblent les individus sur des critères idéologiques
Pour promouvoir une image positive de la Russie, les narratifs concoctés par le Kremlin ciblent les individus sur des critères idéologiques. Pour les français de droite, plus chrétiens en moyenne, Poutine est présenté comme un défenseur de la chrétienté contre l’islamisme et l’« idéologie LGBT » en Europe. Pour la France de gauche, la géopolitique Russe est présentée comme un rempart à l’OTAN (comprendre, à l’« impérialisme américain »). Ces discours sont ensuite diffusés par acteurs interposés : trolls en ligne, associations-écrans, chaînes TV d’État (ex : RT), ou encore par accréditation de médias français pro-Russe pour couverture de zones « exclusives ».
La force du contrôle réflexif est qu’il permet de rendre les individus acteurs de la propagande Russe en exploitant leur vision idéologique. Autrement dit, les individus victimes du contrôle réflexif agissent contre leurs intérêts nationaux de leur propre gré. Qui n’a pas entendu, au hasard d’une discussion entre amis, un commentaire nonchalant mais sincère sur le rôle de l’OTAN ou des milices néo-nazies ukrainiennes dans le déclenchement de l’invasion de février dernier ? Preuve s’il en faut de l’efficacité du contrôle réflexif, un sondage récent estime que 52% des Français seraient convaincus par au moins un des narratifs russes sur l’invasion de l’Ukraine.
Malgré son impact, le contrôle réflexif possède un inconvénient majeur. Il ne fonctionne qu’à travers des médias dont l’audience est clairement politisée et reste donc complexe à mettre en œuvre sur des formats « tous publics ». Mais le Kremlin est malin. Comme évoqué plus haut, la propagande russe utilise une deuxième technique beaucoup moins subtile mais très efficace : créer de l’incertitude.
la certitude dans nos propres opinions nous fait agir beaucoup plus souvent en accord avec celles-ci, et nous « immunise » contre les opinions contraires
Effectivement, un certain nombre de travaux en psychologie montrent comment la certitude dans nos propres opinions nous fait agir beaucoup plus souvent en accord avec celles-ci, et nous « immunise » contre les opinions contraires (pour le meilleur et pour le pire). L’incertitude, en revanche, paralyse l’action et nous rend plus attentifs face à un message contraire à nos opinions, ce qui nous rend plus vulnérable à celui-ci.
C’est pour cette raison que les officiels et agents de propagande russes n’hésitent pas à nier les preuves, à crier aux fake news en permanence, voire à propager des « faits alternatifs » absurdes (par exemple, que les Ukrainiens bombarderaient eux-mêmes leur population civile pour obtenir le soutien de la communauté internationale). Bien qu’ils nous semblent grotesques, ces « faits alternatifs » favorisent la persuasion en générant du doute. Qui aurait envie d’avoir des opinions binaires, manichéennes ? Le conflit n’est-il pas « complexe » ? Êtes-vous certain de ne pas être une victime de la propagande de guerre ukrainienne ?
Contrairement au contrôle réflexif qui a pour but de rendre les cibles actrices dans l’effort de propagande, le doute vise à générer de l’inaction. Dans ce cadre, la stratégie russe consiste à paralyser les citoyens occidentaux à coups de doute pour les rendre inactifs et les neutraliser sur le plan comportemental. L’objectif est de saper le volume des dons financiers à l’effort de guerre ukrainien, ou encore les pressions que l’opinion publique pourrait exercer sur les gouvernements à davantage aider l’Ukraine militairement.
l’exercice du 9 mai semble être un cas typique de propagande basée sur le doute
Pour en revenir à notre question initiale, l’exercice du 9 mai semble être un cas typique de propagande basée sur le doute. Le défilé de Moscou est un spectacle de propagande interne certes mais aussi externe, dont la mise en scène est orchestrée pour projeter une image de puissance. Le nombre de soldats, de blindés, la foule nombreuse, l’hymne nationale… Tout cela alors même que l’armée russe a perdu la bataille de Kiyv, s’est repliée dans l’Est de l’Ukraine et que ses pertes ont atteint un point critique depuis le mois de mars dernier.
Loin d’être un choix éditorial neutre, la diffusion de ce défilé sur des chaînes françaises peut donc contribuer à générer de l’incertitude et du doute chez les téléspectateurs. En effet, les images en boucle d’une armée russe « vigoureuse » contredisent frontalement les informations sur la réalité de la débâcle russe, pourtant diffusées à quelques heures d’intervalle sur ces mêmes chaînes.
Comme nous l’avons vu, cette incertitude peut faciliter l’impact persuasif du discours de Poutine (traduit et sous-titré) et donc la diffusion de fake news concernant l’invasion. Les tentatives ponctuelles de réfutation des experts de plateau pendant la diffusion ne jouent qu’à la marge face au poids des images répétées en boucle, qui conditionnent automatiquement des opinions favorables auprès des spectateurs.
Diffuser cet évènement c’est donc se faire relais d’influence du Kremlin et prendre le risque de saper les volontés de soutien matériel, financier ou politique à l’Ukraine chez les téléspectateurs français. Et c’est exactement ce qu’espère Poutine.