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Les protagonistes d’un conflit international cherchent toujours à imposer au reste du monde leur récit des événements et à disqualifier celui de l’adversaire afin de légitimer leur implication, leurs actions et leurs prises de position. S’engage alors une guerre de communication et de propagande entre les parties prenantes au conflit. Pour promouvoir leur récit, certains acteurs étatiques n’hésitent pas à distordre la réalité, voire à s’ingérer dans la vie numérique de pays tiers dans le but d’y manipuler l’information et le débat public (de telles attaques informationnelles sont généralement qualifiées d’ingérences numériques étrangères).
Afin de mieux comprendre les effets sur l’opinion publique française des guerres informationnelles liées aux conflits contemporains, nous avons évalué dans cette étude la pénétration en France des récits élaborés par les protagonistes respectifs de la guerre Russie-Ukraine, à partir de l’offensive russe de 2022, du conflit Hamas-Israël, à partir des attentats du 7 octobre 2023, des tensions entre la junte malienne et la France au sujet de l’interprétation des buts et résultats des opérations Serval et Barkhane (opérations militaires conduites par la France dans la région du Sahel de 2013 à 2022), et de la crise entre la Chine et Taïwan au sujet du statut de Taïwan.
Pour ce faire, nous avons tout d’abord identifié trois éléments centraux (les affirmations principales) du récit élaboré par chacun des protagonistes de ces conflits et tensions. Nous avons ensuite adressé en août 2024 un questionnaire à 4000 répondants composant un panel représentatif de la population française métropolitaine majeure, dans lequel les trois éléments clés de chaque récit leur étaient présentés. Les répondants étaient invités à indiquer leur degré d’accord ou de désaccord avec ces différents éléments de récit. Cela nous a permis d’évaluer leur sensibilité (ou réceptivité) au récit global de chacun des protagonistes.
Nos analyses révèlent que les Français se montrent en moyenne :
FIGURE I – Sensibilité des répondants aux différents récits. Lecture : L’axe horizontal correspond à la sensibilité des répondants à un récit donné, sur un continuum allant d’une sensibilité nulle (1) à une très forte sensibilité (5). L’axe vertical représente la concentration (densité) de répondants situés à chaque valeur de ce continuum : plus la courbe est haute en un point, plus il y a de répondants qui font preuve de cette sensibilité spécifique. La ligne verticale rouge en pointillés indique la sensibilité moyenne de l’ensemble des répondants.
Il importe de souligner qu’il s’agit là d’une photographie de la situation prise en août 2024, période à laquelle nous avons interrogé notre panel de répondants. Il n’est donc pas exclu que la manière dont les Français perçoivent certains de ces récits ait pu quelque peu évoluer depuis.
De telles évolutions potentielles ne devraient cependant pas altérer de façon significative un résultat qui ressort clairement de nos analyses : l’attitude des Français à l’égard des huit récits que nous avons testés se structure autour de deux groupes de récits. En effet, les sensibilités aux récits russe, du Hamas, malien et chinois sont positivement corrélées entre elles, tandis qu’elles le sont négativement avec les sensibilités aux récits ukrainien, israélien, français et taïwanais. De même, les sensibilités à ces derniers récits sont positivement corrélées entre elles, et négativement avec les sensibilités aux récits précédents. En d’autres termes, cela signifie que plus les Français interrogés se montrent sensibles au récit russe, par exemple, plus ils ont tendance à l’être également aux récits du Hamas, malien et chinois, et moins ils ont tendance à l’être aux récits ukrainien, israélien, français et taïwanais.
Nous avons alors cherché à identifier les facteurs de sensibilité des Français aux différents récits testés. Si nos analyses ne font pas apparaître de profils sociodémographiques clairement associés à la sensibilité à l’un ou l’autre de ces récits, on observe néanmoins que les 65 ans et plus (et plus largement, les retraités) se montrent en moyenne plus sensibles que le reste de la population aux récits ukrainien, israélien, français et taïwanais, tandis qu’ils sont globalement moins sensibles que les autres aux récits russe, du Hamas, malien et chinois. L’inverse est vrai pour toutes les tranches d’âge de 18 à 49 ans.
Concernant l’orientation politique des Français, on constate que les personnes qui se déclarent proches de partis :
Davantage que les caractéristiques sociodémographiques ou politiques des individus, un facteur qui semble particulièrement influencer la sensibilité des Français aux différents récits est leur comportement d’information. Il ressort en effet de nos analyses qu’à profil identique, une fréquence élevée d’information sur l’actualité internationale et géopolitique via les médias nationaux ou régionaux constitue un facteur de sensibilité accrue aux récits ukrainien, israélien, français et taïwanais, alors que c’est un facteur de moindre sensibilité aux récits russe, du Hamas, malien et chinois. À l’inverse, toujours à profil identique, des fréquences élevées d’information sur l’actualité internationale et géopolitique via les réseaux sociaux, YouTube et les messageries instantanées sont des facteurs de sensibilité accrue aux récits russe, du Hamas, malien et chinois.
La confiance que les Français ont, de manière générale, dans les médias ou les réseaux sociaux présente un effet symétrique sur leur sensibilité aux différents récits. Ainsi, à profil identique, une confiance plus élevée dans les médias constitue un facteur de sensibilité accrue aux récits ukrainien, israélien, français et taïwanais, et un facteur de moindre sensibilité aux récits russe, du Hamas et chinois. Au contraire, une confiance plus élevée dans les réseaux sociaux constitue un facteur de sensibilité accrue aux récits russe, du Hamas, malien et chinois, et un facteur de moindre sensibilité aux récits ukrainien, israélien, français et taïwanais.
Dans cette étude, nous avons en outre recherché l’existence de potentiels liens entre, d’un côté, la sensibilité aux différents récits testés et, de l’autre, diverses perceptions géopolitiques des Français. Parmi les sujets abordés dans notre questionnaire, nous avons notamment demandé aux répondants de nous faire part de leur opinion sur la question de la reconnaissance par la France d’un État de Palestine, sur le soutien militaire de la France à l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie et sur l’attitude que la France devrait adopter face à la Chine en cas d’intervention militaire contre Taïwan.
On constate qu’un peu plus d’un tiers des répondants pense que la France devrait reconnaître officiellement l’État de Palestine. À noter qu’une majorité relative de répondants (40,5%) n’a pas d’avis sur la question. Les répondants favorables à la reconnaissance de l’État de Palestine par la France sont en moyenne moins sensibles que les autres au récit israélien, tandis qu’ils le sont davantage aux récits russe, ukrainien, malien et, surtout, taïwanais et du Hamas.
Concernant le soutien de notre pays à l’effort de guerre ukrainien, une majorité relative des Français interrogés (39%) pense que la France devrait continuer à soutenir militairement l’Ukraine comme elle le fait actuellement et 13,6% estiment qu’elle devrait augmenter son soutien. Au contraire, 17% de la population pense qu’il faudrait réduire ce soutien et 15,4% qu’il faudrait l’arrêter. Les répondants favorables au maintien, voire à l’augmentation de l’aide militaire française à l’Ukraine sont en moyenne plus sensibles que les autres aux récits ukrainien, israélien, français et taïwanais, et moins sensibles aux récits russe, du Hamas, malien et chinois.
Pour ce qui est de l’attitude que la France devrait adopter à l’égard de la Chine en cas d’intervention militaire contre Taïwan, la majorité de notre panel (56,5%) serait favorable à une condamnation diplomatique par la France d’une telle intervention chinoise. En revanche, la plupart des Français (62,2%) s’opposerait à un engagement militaire de la France pour défendre Taïwan. La troisième option que nous avons testée, à savoir que la France «ne devrait rien faire du tout, car ce conflit ne la concernerait pas», est jugée favorablement par 39,3% de la population. On note que plus les répondants sont sensibles aux récits ukrainien, israélien, français et taïwanais, plus ils ont tendance à se montrer favorables à un soutien diplomatique français à Taïwan en cas d’intervention militaire chinoise. À l’inverse, plus les répondants sont sensibles aux récits russe, du Hamas, malien et chinois, plus ils ont tendance à être favorables à une inaction totale de la France dans un tel cas de figure.
Un autre enseignement de notre étude est qu’une majorité de la population (62,1%) estime que les attaques informationnelles russes et chinoises qui ciblent la France représentent un danger pour notre pays et sa démocratie. Cette crainte est-elle justifiée ? Nous l’avons vu, les Français qui s’informent plus fréquemment que les autres sur l’actualité internationale via les réseaux sociaux, YouTube ou les messageries instantanées sont en moyenne plus sensibles aux récits russe et chinois. Ce résultat laisse penser que les opérations d’ingérences informationnelles menées par ces deux pays dans l’univers numérique français produisent un certain effet sur les représentations de nos concitoyens qui s’y informent régulièrement. Cependant, on constate également que la population française se montre dans l’ensemble très peu sensible aux récits russe et chinois, alors qu’elle l’est bien davantage aux récits de leurs adversaires directs (respectivement, l’Ukraine et Taïwan). Cela indique clairement que les manipulations de l’information russes et chinoises échouent (jusqu’ici, du moins) à faire basculer l’opinion publique française en faveur des récits qu’elles promeuvent sur la guerre en Ukraine et sur le statut de Taïwan.
Ce n’est pas nécessairement pour autant que les opérations d’ingérences informationnelles étrangères demeurent sans effets sur la population française. Une de leurs conséquences possibles, qui est visiblement recherchée par les acteurs à l’origine de ces opérations, est de polariser l’opinion publique sur des questions de société ou de politique intérieure. Souvent, cela passe par le fait d’appuyer sur des fractures existantes, dans l’espoir de les aggraver. On ne sait cependant pas dans quelle mesure de telles opérations contribuent réellement à polariser l’opinion publique française.
L’évaluation de la nature et de l’ampleur des conséquences des ingérences informationnelles étrangères sur la population française est une question de première importance. En effet, sans disposer d’une telle évaluation, qui fait aujourd’hui largement défaut, il est impossible de calibrer correctement la réponse des pouvoirs publics et des acteurs de l’information à ces opérations de manipulation. Sous-réagir exposerait le pays à un risque de déstabilisation. Surréagir, par exemple en adoptant des mesures restreignant trop sévèrement la liberté d’expression en ligne ou en invisibilisant totalement dans les médias certains points de vue sur l’actualité internationale, reviendrait à abîmer la vie démocratique en cherchant à la protéger. Il appartient donc aux autorités et aux acteurs concernés de la société civile d’encourager et de soutenir la recherche scientifique sur les effets des ingérences informationnelles étrangères.
Étude conçue et réalisée par Laurent Cordonier, directeur de la recherche de la Fondation Descartes