Le 24 novembre dernier, le résultat du premier tour de l’élection présidentielle crée la stupeur en Roumanie. Le candidat indépendant Călin Georgescu, encore méconnu du grand public il y a peu, arrive en tête du scrutin avec 23% des suffrages. L’issue du vote interroge et attire le regard inquiet de la communauté internationale. En cause : le rôle des réseaux sociaux dans le succès fulgurant du candidat eurosceptique et l’implication présumée du Kremlin.
Călin Georgescu, la victoire inattendue d’un outsider
Călin Georgescu s’est imposé comme un candidat antisystème capitalisant sur les problèmes de corruption au sein du gouvernement roumain. Il se présente comme le candidat “pour la paix” et séduit particulièrement un électorat d’extrême droite en adoptant un discours nationaliste. Se targuant d’un budget de campagne quasi nul, Georgescu véhicule ses idées eurosceptiques et critiques de l’OTAN principalement via les réseaux sociaux. À la différence d'autres figures politiques européennes très présentes sur les réseaux sociaux, telles que Jordan Bardella en France, Georgescu ne séduit pas son audience grâce à un contenu humoristique ou en s'appropriant les tendances en ligne, mais en se mettant en scène comme un homme fort, viril, capable de diriger l’État, à la façon de Vladimir Poutine dont il partage les positions critiques de l’Occident. Comment expliquer le succès fulgurant de ce candidat, à qui les prévisions préélectorales n'accordaient qu’un score de 5 % environ au premier tour ?
L’engouement sur les réseaux sociaux éveille les soupçons
Sur TikTok, le compte officiel de Georgescu connaît un grand succès durant la campagne électorale. Ses publications atteignent jusqu’à 1,3 million de vues en novembre, quand elles n’en cumulaient que quelques milliers plusieurs mois avant le premier tour du scrutin présidentiel. Les hashtags associés à la campagne de Georgescu accumulent quant à eux 1,4 milliard de vues en Roumanie et dans le reste de l'Europe. Face à un tel engouement sur les réseaux sociaux, le rôle des plateformes en ligne dans l’élection du futur président roumain interroge, autant que la légalité des pratiques électorales de Georgescu.
Dévoilés à quelques jours du second tour, des documents déclassifiés des services de renseignement roumains révèlent une campagne d’influence massive sur les réseaux sociaux au profit du candidat d’extrême droite. En effet, une activité anormale aurait été détectée sur les plateformes en ligne, et notamment sur le réseau social TikTok - très populaire en Roumanie, puisqu’il serait utilisé par près de la moitié de la population roumaine. Des influenceurs locaux auraient notamment perçu une rémunération pour orienter subtilement leur contenu et brosser le portrait d’un candidat idéal correspondant en tout point à Călin Georgescu. Ces micro-influenceurs auraient au total perçu 400 000€ de Fame Up, une plateforme automatisée permettant à quiconque de proposer des partenariats rémunérés à des créateurs de contenu.
Ces publications postées par des utilisateurs réels s’accompagnent de celles d’un grand nombre de faux comptes, inondant les réseaux sociaux de commentaires favorables à Georgescu et créant ainsi l’illusion par leur omniprésence d’un candidat largement plébiscité par les électeurs. L’usage de mots-clés et de hashtags par ces faux comptes a participé à créer un phénomène de viralité autour de Georgescu, influençant ainsi le débat public en ligne.
Les autorités roumaines dénoncent une ingérence informationnelle orchestrée par un "acteur étatique". Le mode opératoire observé faisant écho aux opérations de manipulation menées par le Kremlin en Ukraine ou encore en Moldavie, les déclarations roumaines désignent à demi-mot la Russie comme étant l'acteur probable à l'origine de cette manœuvre. La position stratégique de la Roumanie pour la défense de l’OTAN, de l’Union Européenne et de l’Ukraine en fait une cible de choix pour Moscou, qui verrait d’un très bon œil l’accession au pouvoir d’un candidat prorusse et eurosceptique. Le ministère des Affaires étrangères roumain dénonce ainsi une ingérence étrangère sans précédent, mettant en péril l’intégrité des institutions politiques roumaines. Les allégations visant Moscou ont été réfutées par la porte-parole de la diplomatie russe Maria Zakharova. Selon cette dernière, ces allégations seraient absurdes et alimenteraient un “climat d’hystérie anti-russe".
L’efficacité du DSA remise en cause ?
L'instrumentalisation de TikTok dans une campagne d’influence visant l'élection présidentielle d'un pays membre de l'Union européenne (UE) soulève inévitablement la question de l'application du Digital Services Act (DSA), la régulation phare de l’UE en matière de gestion des contenus en ligne et de transparence des plateformes numériques. Appliqué depuis février 2024 à l'ensemble des plateformes en ligne, ce règlement vise à instaurer des standards de transparence, renforcer la responsabilité des acteurs numériques et limiter la propagation de contenus nuisibles, y compris la désinformation. En cas de non-conformité, le DSA prévoit des sanctions significatives à l’encontre des plateformes mises en cause, pouvant atteindre 6% de leur chiffre d’affaires mondial et jusqu’à leur interdiction totale sur le marché européen.
Depuis sa mise en application, le DSA tarde toutefois à produire ses effets. Ce délai peut s’expliquer par plusieurs facteurs. D’une part, la régulation imposée aux plateformes numériques a été mise en place bien après la transformation technique et commerciale des réseaux sociaux, rendant son application plus complexe. En effet, les plateformes numériques ont connu une évolution rapide, élargissant considérablement leurs services et intégrant des technologies avancées telles que les algorithmes de recommandation, l’intelligence artificielle et les systèmes de publicité ciblée, ce qui a consolidé et optimisé leur modèle économique. D’autre part, les principes fondamentaux du DSA imposent aux plateformes numériques un rôle proactif - notamment en matière de reporting et de déclaration des risques - pour limiter les risques systémiques. Cette exigence entre en contradiction avec leur fonctionnement traditionnel, longtemps guidé uniquement par leur modèle économique et leur liberté d’innover. Pourtant, les effets du DSA sont vivement attendus. Dans un contexte où l’opacité algorithmique des réseaux sociaux les transforme en instruments privilégiés d’ingérence informationnelle, comme en témoigne le cas récent de la Roumanie, cette régulation est perçue comme une nécessité urgente. Largement documentés par la communauté scientifique, les enjeux démocratiques liés à l’instrumentalisation des réseaux sociaux par des puissances étrangères sont pris au sérieux tant à l’échelle française qu’européenne.
À la suite des résultats électoraux inattendus en Roumanie, le Parlement européen a reçu le 3 décembre dernier les représentants de TikTok venus justifier le respect des normes européennes par le réseau social. Caroline Greer, directrice des affaires publiques et des relations gouvernementales chez TikTok, et Brie Pegum, responsable mondiale des produits, authenticité et transparence du réseau social, ont été entendues par la Commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs afin de répondre aux accusations d’implication du réseau social dans une opération d’ingérence informationnelle visant l’élection présidentielle roumaine. Face aux inquiétudes formulées par les députés européens, Greer a souligné que TikTok avait reçu une délégation du gouvernement roumain dans son centre de transparence et de responsabilité à Dublin en novembre dernier. Après avoir rappelé la politique de TikTok en matière de désinformation, Greer a assuré que la plateforme travaille en étroite collaboration avec les autorités roumaines et qu'elle veille activement à protéger l’intégrité des processus électoraux.
La Commission européenne, en charge de l'application du DSA, prend également l'affaire au sérieux et intensifie ses démarches. Après deux enquêtes menées en novembre 2023 puis en février 2024 mettant en cause les mesures de TikTok en matière de protection des mineurs et de transparence, la Commission européenne annonce ouvrir une troisième enquête contre le réseau social. Dans un communiqué de presse daté du 17 décembre, la présidente de la Commission Ursula Von Der Leyen dénonce les opérations d’ingérence dans l’élection présidentielle roumaine par des acteurs étrangers, et entend établir si “TikTok a enfreint le règlement sur les services numériques en ne prenant pas de mesures pour lutter contre ces risques”. Cette enquête devra permettre de déterminer si le système de recommandation de contenus de TikTok a bien fait l’objet de manipulations extérieures profitant au candidat Călin Georgescu lors de l’élection présidentielle roumaine.
Quelles conséquences pour la démocratie ?
Après avoir demandé un nouveau dépouillement des votes, la Cour constitutionnelle de Roumanie a finalement pris la décision le 6 décembre dernier d’invalider le scrutin, considérant que son intégrité avait été compromise. L’annulation de l’élection présidentielle laisse craindre une crise politique, dans un contexte de polarisation croissante. Le président sortant pro-européen Klaus Iohannis entend rester au pouvoir en attendant une nouvelle élection, et assure à la communauté internationale que la Roumanie demeurera un pays “stable et solide”.
Il est par ailleurs légitime de se demander si l’annulation de l’élection ne profite pas, en fin de compte, aux acteurs à l’origine de cette potentielle opération d’ingérence. En annulant l’élection, les institutions roumaines ne risquent-elles pas de porter atteinte à leur propre démocratie ? Cette décision a été fermement condamnée par Elena Lasconi, candidate du parti de centre-droit, qui dénonce une atteinte aux principes démocratiques.
Les événements récents en Roumanie questionnent également la capacité de l’UE à réguler efficacement l’espace numérique, pour en garantir la sûreté et la transparence. Le DSA est mis à l’épreuve, tandis que des États extérieurs tentent régulièrement d'influencer le débat public en ligne lors des échéances électorales nationales ou supranationales. Toutefois, si les effets du DSA semblent encore limités, son adoption récente laisse peu de recul pour en apprécier pleinement les résultats, appelant ainsi à la prudence.
Cet épisode roumain est l’illustration des nouvelles menaces qui ont émergé avec la transformation du paysage médiatique depuis l’émergence des plateformes numériques. La place centrale occupée de fait par les réseaux sociaux dans le débat public démocratique ne peut plus être négligée, pas plus que leur possible instrumentalisation par des puissances étrangères. Si la réglementation de ces plateformes imposée par l’UE tarde à faire ses preuves, il est aujourd’hui nécessaire d’armer les citoyens pour faire face à ces tentatives d’ingérences informationnelles. Il semble ainsi crucial de responsabiliser l'ensemble de la société, en particulier à travers l'éducation des populations de nos démocraties aux médias et à l'esprit critique afin de renforcer notre résilience collective.
Contribuant au Blog des Experts de la Fondation Descartes, cet article rédigé par Bianca Mihaïlov revient sur l'ascension inattendue de Călin Georgescu lors du premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie, le 23 novembre dernier, portée par un soutien massif sur TikTok en faveur de ce candidat d’extrême droite. Des documents déclassifiés des services de renseignement roumains ont révélé une ingérence informationnelle à grande échelle, dont les méthodes font écho aux campagnes d’influence menées par Moscou. Dans ce contexte, l'Union Européenne questionne la responsabilité de TikTok, suspecté de ne pas avoir respecté les obligations de transparence et de gestion des risques prévues par le Digital Services Act.