S’il est un terme qui a fait florès en un temps record à partir de septembre 2016, c’est bien celui de « fake news ». En pleine campagne électorale américaine, les partisans de Donald Trump, ceux qui ont su surfer sur son succès à coup de scandales et de déclarations tonitruantes pour faire de l’argent, ou encore des puissances étrangères en mal de déstabilisation, se sont employés à diffuser des informations fausses ou provocatrices pour affaiblir son adversaire (Hilary Clinton).
Ils utilisèrent les réseaux socionumériques comme Facebook, Twitter, 4chan ou encore Reddit, afin de voir se disséminer ces contenus trompeurs présentés à la façon d’une information journalistique. Nos contemporains ont rapidement adopté ce terme car ils ressentent que ce n’était pas juste une manipulation électorale comme d’habitude, que ce n’était pas juste une « false news ». La notion est rapidement devenue populaire, comme en atteste la courbe mondiale de recherche du terme sur Google, avec un pic en janvier 2018, bien après l’élection américaine.
Le Collins Dictionary en a fait son mot de l’année 2017 en définissant une fake news comme « une information fausse, souvent sensationnelle, diffusée sous le couvert de reportages ». Mais si on veut traduire en français la nuance entre « false » et « fake », il vaut mieux éviter de parler de « fausses nouvelles » – notion ancienne et usuelle, reconnue légalement dans l’inusable loi française sur la presse de 1881 –, mais parler plutôt d’informations falsifiées, d’informations forgées. Elles sont « journalisées », c’est-à-dire conçues pour ressembler à des informations telles que les journalistes les produisent, alors même que les producteurs de fake news sont pourtant très critiques vis-à-vis des médias voire franchement hostiles aux journalistes, souvent insultés par le terme « journalopes ».
Ces créations d’informations falsifiées prennent des formes variées : détournement d’images ou de vidéos pour leur faire illustrer un fait ou un pseudo fait qui n’a rien à voir ; usages de faux comptes pour mettre sous la plume d’une personnalité des propos qu’elle n’a jamais défendus ; « défacement » d’un site d’information avec création d’une adresse URL ressemblante pour publier une information sous le nom d’un journal existant et dans une mise en page trompeuse car hyper-ressemblante ; rédaction de pseudo articles publiés sur des blogs peu crédibles et souvent complotistes qui véhiculent des rumeurs sordides ; création de faux documents censés faire preuve, republiés sur les comptes de réseaux socionumériques grâce à l’appui de bots qui automatisent et massifient artificiellement la viralité des messages.
Cette notion de fake news est en lien étroit avec une autre notion qui a connu aussi une éclosion spectaculaire en 2016, celle de post-vérité que nous avons déjà eu à définir. Le Oxford Dictionary proclama, d’ailleurs, le terme « post-truth » mot de l’année 2016 en le définissant ainsi : « Un adjectif se rapportant ou indiquant des circonstances dans lesquelles des faits objectifs influencent moins l’opinion publique que l’appel à l’émotion et à la croyance personnelle. » Et la rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner, encore sous le choc de la victoire du « Leave » au référendum britannique, acquise lors d’une campagne particulièrement mensongère, déplorait, en juillet 2016, que « à l’ère de la politique post-vérité, un mensonge péremptoire peut devenir roi ».
Article auquel un éditorial du New York Times vint faire écho, en se désolant que « ce n’est pas que la vérité soit falsifiée ou contestée, mais qu’elle soit devenue secondaire. »
Les fake news prospèrent donc dans un contexte de crise de confiance généralisée vis-à-vis des « sachants », ceux qui portent une parole de vérité (les journalistes, les professeurs, les experts…) et un climat de doute généralisé puisque les repères sur lesquels étayer un jugement de véracité semblent se dérober sous les pieds de beaucoup d’internautes.
La psychologie plus ou moins complotiste de certains, la propension à la crédulité telle que l’analyse le sociologue Gérald Bronner, sont si ancrées chez certains, que le fait que des sachants fassent un travail de vérification des faits et cherchent à rétablir des vérités contre les rumeurs, devient chez eux la preuve ultime que le mensonge est véridique, car « le système » se défend, cherche à étouffer l’affaire, à nier la réalité, etc.
Quand le rétablissement de la vérité des faits est la preuve ultime du bien-fondé du mensonge, alors il n’y a plus de débat démocratique possible.
Car le débat démocratique est normalement régi par des règles de la conversation établies par le philosophe du langage britannique Paul Grice : les « maximes conversationnelles » qui fondent la civilité et le vivre ensemble. L’échange conversationnel repose, entre autres, sur un principe de coopération réciproque selon lequel les interlocuteurs s’engagent à reconnaître l’autre comme un partenaire légitime afin de favoriser la poursuite de l’échange.
Faire d’un « sachant » exerçant sa fonction sociale un défenseur d’un « système » fantasmé revient à lui nier toute légitimité à s’exprimer. Le dialogue est aussi implicitement régi par un principe de qualité, dit Grice. Il pourrait se résumer ainsi : ne dites pas ce que vous n’avez pas de raisons suffisantes de considérer comme vrai ou encore : n’affirmez pas ce pour quoi vous n’avez pas suffisamment de preuves. Or si on peut débattre légitimement de l’interprétation des faits, de l’angle sous lequel on peut voir la réalité, la base d’une saine discussion démocratique est de s’entendre sur la matérialité de certains faits avérés.
Un étudiant a-t-il été grièvement blessé, « la tête complètement explosée », « dans le coma », lors de l’évacuation par la police du site de Tolbiac de l’université Paris1 le 20 avril 2018 ? Si oui, est-ce un simple accident ou est-ce le fruit d’un agissement de la police ? Si c’est le cas, est-ce qu’une charge a occasionné sans le vouloir un geste conduisant à l’accident ou est-ce le fruit d’une agression délibérée ? Si rien de tout ceci n’a existé, c’est donc un pur mensonge, une manipulation pour tenter de mobiliser d’autres étudiants, pour rallier des non grévistes à la cause.
Ce fut le cas, obligeant ensuite les sites militants qui avaient véhiculé cette fake news a rétropédaler honteusement.
Mais dans ce cas, il ne peut pas y avoir d’entre-deux indéfinissable : ce serait une rumeur colportée de bonne foi qui s’expliquerait par le choc émotionnel des grévistes délogés qui n’auraient fait qu’exagérer des cas de violence policière avérés. De même, si Charles Maurras, soutien inconditionnel de l’armée française, a justifié la fabrication d’une pièce compromettante contre le capitaine Dreyfus, en la nommant « faux patriotique », c’est bien au détriment de la matérialité des faits : si cette note est frauduleusement forgée de toutes pièces, alors elle n’a pas voix au chapitre dans l’arène judiciaire et le débat démocratique.
Voilà pourquoi la prolifération des fake news, grâce notamment aux réseaux socionumériques, doit être considérée comme un grave symptôme de délitement politique. Le symptôme d’une crise de confiance de nombreux gouvernés vis-à-vis de ceux qu’ils perçoivent comme des élites, des sachants, contre ceux qu’ils vivent comme leur donnant la leçon car prétendant établir les règles du débat démocratique sur la reconnaissance mutuelle de la véracité des faits.
D’où la célébration dans la bouche de certains, y compris de leaders politiques démagogiques, des « faits alternatifs » : façon de voir le monde qui entend s’exempter du principe de réalité au profit d’une fabrication de faits qui servent une cause, qui donnent à voir un fait qui n’existe pas mais pour mieux montrer une réalité trop peu visible pour le grand public qui a donc besoin « d’informations forgées », de fake news pour enfin crever les yeux de tous. La fake news, artifice obligé pour devenir outil d’éveil des consciences, en somme. La justesse d’une cause justifierait alors pleinement ces coups portés au principe de réalité.
Évidemment, les historiens nous rappelleront utilement que les manipulations sont vieilles comme l’Antiquité, que le mensonge en politique pullulait déjà avant Internet, que la rumeur est « le plus vieux média du monde ». Mais si le terme fake news a fait florès, c’est qu’il traduit autre chose : un climat politique et technologique singulier où chacun a sa part de responsabilité.
Responsables, les politiciens de tout bord et de tous pays qui ont cru à l’ère de la communication reine que pour être élus ou pour arriver à ses fins, il suffisait juste de fabriquer des mensonges plus gros et plus sophistiqués. Comme l’invention pure et simple qu’il fallait intervenir en Irak à cause d’armes de destruction massive imaginaires, faisant de ces faux récits des armes de communication massive pour embobiner l’opinion publique.
Responsables, également, les « marchands de doute », tous ces communicants et lobbyistes qui foulent aux pieds les chartes éthiques de leur profession et sont prêts à tordre les faits, à nier les acquis de la science pour défendre les intérêts de leurs clients industriels. Comme, par exemple, nier les liens entre cancer et cigarettes (les fameux Tobacco papers). Ou encore nier les effets néfastes du glyphosate sur la santé humaine alors que des documents internes à la firme Monsanto montrent comment la multinationale a fait paraître des articles académiques coécrits par ses employés, mais signés par des scientifiques de renom acceptant des subventions du groupe pour cela. Tout ceci afin de contrer artificiellement les informations dénonçant la toxicité possible du glyphosate.
Responsables, aussi, les journalistes et les médias qui font mal leur travail, qui à coup de maladresses, de traitements dans l’urgence et sans recul, de mauvaise chasse au scoop, de vérifications insuffisantes, publient des informations erronées, et donc érodent la crédibilité de l’ensemble de la profession en contribuant à la malinformation. Y compris en digérant mal des publications scientifiques, via une vulgarisation hasardeuse.
Responsables, bien sûr, les plateformes de réseaux sociaux comme Facebook qui n’a jamais lutté spontanément contre les fake news. Elle a laissé s’installer une économie politique des fake news dont la firme tire profit. En effet, sur les réseaux socionumériques ces contenus sont plus partagés que ceux sérieux et avérés, au point que des petits malins peuvent gagner de l’argent en fabriquant ces contenus mensongers, comme ces étudiants macédoniens qui ont inondé Facebook de fake news pro-Trump juste pour arrondir leur fin de mois.
Responsables, également, les chercheurs en sciences sociales qui poussent jusqu’à l’absurde la théorie pourtant stimulante de la « construction sociale de la réalité » héritée de P. Berger et T. Luckmann. Ce qui aboutit à un relativisme consternant, où un corps inerte sans activité cérébrale et sans battement de cœur ne serait pas mort tant que cela ne viendrait pas à se savoir socialement, où il n’existerait aucune différence biologique objective de sexe, etc.
Responsables, ces sites d’information parodiques, comme le très drôle Gorafi ou The Onion, par exemple, qui à force de jouer avec les codes des énoncés journalistiques contribuent (malgré eux, certes) à créer une sorte de zone tampon entre l’information journalistique de qualité et les fake news. Une zone grise qui contribue à douter des informations en général : est-ce vrai ou bien s’agit-il d’une parodie ?
Responsables, bien sûr, les militants politiques, le plus souvent aux extrêmes, comme ceux couramment rassemblés sous le vocable de fachosphère, qui diffusent des mensonges pour alimenter leurs discours de haine et xénophobes, en se vantant – c’est un comble – de présenter la véritable information, impudemment qualifiée de « réinformation ».
Responsables, aussi, les puissances étrangères, telles la Russie ou la Corée du Nord, qui ont construit des usines à trolls pour inonder les pays de mensonges ou de messages payés, véritable stratégie informationnelle visant à polariser et à fracturer nos sociétés, afin de défendre leurs intérêts géopolitiques.
Responsables enfin, moi, toi, vous, nous, qui avons cédé un jour ou l’autre à la tentation de liker ou de partager un contenu douteux parce que « on ne sait jamais, c’est peut-être vrai », parce que « si c’est pas vrai c’est quand même rigolo », parce qu’on a cliqué sur le bouton partage sur la seule foi du titre, sans même ouvrir le lien ; parce que sous le choc de l’actualité (attentats par exemple) on est déboussolé, on perd ses réflexes critiques et on cède à la tentation du spectaculaire ou de l’émotionnel.
Tous coupables, donc, il revient à chacun d’agir et lutter sans relâche, chacun avec ses moyens, contre la société du doute, fumier sur lequel s’enracinent les fake news pestilentielles.
Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse, Université Paris 2 Panthéon-Assas
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.