Sylvia Preuss-Laussinotte, auteure de La Liberté d’expression (2014), explique qu’en France, la vision de la liberté d’expression qui l’emporta lors des débats autour de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne fut pas celle défendue par Robespierre et Marat – « Quand il est permis de tout dire, la vérité parle d’elle-même et son triomphe est assuré » – mais celle de Sièyes et La Rochefoucault : une liberté d’expression limitée dont le périmètre est défini par la loi, représentante de la Volonté générale. 1 Ainsi, loin d’une vision absolue de la liberté d’expression, comme prévue par exemple dans le Premier amendement de la Constitution des États-Unis, 2 la liberté d’expression en France est encadrée, et ses abus sont sanctionnés par la loi.
Comment le délicat mais nécessaire équilibre entre liberté d’expression, souvent décrite comme la « pierre angulaire » de la démocratie, et répression de ses abus a-t-il été pensé dans la loi ?
La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse réaffirme le principe de liberté d’expression publique, mais en définit également les limites en instaurant un certain nombre de « délits de presse », vus comme des abus de cette liberté.
Rappelons tout d’abord que, malgré ce que pourrait laisser penser son intitulé, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne vaut pas uniquement pour l’expression journalistique, mais s’applique à toute forme d’expression publique. Son titre découle du fait qu’elle fût à l’origine de facto élaborée à destination de la presse écrite, puisque celle-ci était alors un des seuls (sinon le seul) moyens de s’adresser à un large public.
Aujourd’hui bien sûr, avec le développement d’Internet et des réseaux sociaux, les propos de tout un chacun peuvent potentiellement atteindre une audience importante et sont eux aussi concernés par cette loi. L’avocate Agathe Lepage indique à ce sujet que « c’est véritablement l’internet qui donne toute son ampleur au principe de la liberté d’expression, puisque, sous l’angle de la communication publique, il cesse d’être théorique pour une partie de la société. » 3
Dans sa forme initiale, la loi de 1881 définissait les 9 délits de presse suivants (les délits barrés ont été supprimés en 2013 ou ont été intégrés au code pénal) :
Si des délits ont été retirés de la liste d’origine, d’autres ont été ajoutés. C’est notamment le cas de la provocation à certains crimes ou délits non suivis d’effet comme, par exemple, l’apologie des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, ou encore la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence pour des motifs liés à l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou une religion déterminée (Loi Pleven, 1972), le sexe, l’orientation ou l’identité sexuelle, ou le handicap (Loi n°2004-1486 du 30 décembre 2004) 4. À la suite de la loi Gayssot (1990), la contestation de crimes contre l’humanité a aussi été ajoutée à la liste des délits de presse (article 24 bis).
Il est important de noter que le Conseil Constitutionnel a rappelé en 2009 que toute limitation de la liberté d’expression doit être « nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi ». Par ailleurs, seul un propos tenu en public ou rendu public par un quelconque moyen peut constituer un délit de presse, au sens de la loi de 1881.
La loi de 1881 instaure une procédure juridique propre aux délits de presse (voir les articles 50 et 53, notamment).
Afin d’identifier systématiquement un responsable à un délit de presse, cette loi prévoit un système de responsabilité dit « en cascade ». Les premiers à pouvoir être tenus responsables d’un délit de presse sont le directeur, l’éditeur ou le co-directeur du support ayant publié le propos incriminé 5. À défaut, l’auteur du propos en question, puis l’imprimeur du support et, finalement, ses distributeurs et ses vendeurs (dans cet ordre) pourront être tenus pour responsables.
Ce mécanisme est original car en droit commun, l’auteur et l’imprimeur, en ce qu’ils créent matériellement l’objet du délit, aurait dû être poursuivis en premier lieu. Ici, tel n’est pas le cas : c’est bien la personne qui prend la décision de rendre public un contenu illicite (directeur, éditeur ou co-directeur de publication) qui est considérée comme la première responsable du délit.
Dans le texte initial de la loi de 1881, le délai de prescription pour les délits de presse était de trois mois. Ce court délai de prescription avait pour objectif de protéger la liberté de la presse – un média ne pouvant se voir poursuivi pour un éventuel délit déjà ancien.
Cependant, face à l’augmentation des propos publics haineux en circulation depuis le développement d’Internet, le législateur a allongé le délai de prescription pour certains abus à la liberté d’expression (Loi Perben II de 2004 puis Loi n°201-56 du 27 janvier 2014). L’article 65-3 de la loi de 1881 a donc été modifié, afin d’étendre à un an le délai de prescription pour les délits de provocation à la discrimination, les délits d’injure et ceux de diffamation aggravée. Pour les autres délits de presse, le délai de prescription reste de trois mois.
Le système de responsabilité en cascade prévu par la loi de 1881 est aujourd’hui critiqué, en raison du fait qu’il s’applique mal au fonctionnement d’Internet. 6. Par exemple, personne ne semble pouvoir assumer à proprement parler le rôle de directeur de publication pour les messages de particuliers publiés sur les réseaux sociaux. Plus généralement, en l’état actuel des choses, les plateformes numériques n’ont pas de réelle responsabilité vis-à-vis des contenus publiés sur leurs pages, puisqu’elles ne sont pas considérées comme des éditeurs de contenus, mais simplement comme les hébergeurs de ces derniers. 7
Dans ce contexte, le seul à pouvoir être tenu responsable pour des propos illicites publiés sur un réseau social semble être l’auteur des propos en question. Le problème est que, sur les réseaux sociaux, l’auteur d’un contenu peut tout à fait être anonyme. Certes, cet anonymat n’est pas opposable à l’autorité judiciaire, mais les difficultés techniques pour le lever peuvent être telles qu’il n’est jamais garanti qu’une procédure aboutisse. 8
La loi de 1881 a été pensée dans un contexte historique où la presse papier constituait le principal medium d’expression publique. Cela explique probablement le court délai de prescription des délits de presse : les contenus publiés dans un journal papier ne demeuraient accessibles aux lecteurs que le temps que l’édition du jour ne soit chassée par celle du lendemain.
Le développement du Web a changé la donne. Internet possède en effet une mémoire quasi illimitée : n’importe qui peut désormais accéder à des contenus anciens, les lire et les diffuser. Par conséquent, le délai de prescription très court des délits de presse n’est plus forcément adapté dans un monde connecté.
Internet ayant permis à tous ceux qui le souhaitent de s’exprimer publiquement, son développement a logiquement mené à une démultiplication des contenus publiés. Cependant, les moyens mis à disposition de la justice pour délibérer sur les délits de presse n’ont de loin pas évolué en conséquence.
L’encombrement de la 17e Chambre du Tribunal Judiciaire de Paris – chambre correctionnelle spécialisée dans les affaires de presse – témoigne de ce phénomène. L’augmentation du nombre de contentieux mène bien entendu à des délais d’audiencement très longs. Dès lors, ne faudrait-il pas imaginer des procédures simplifiées et plus rapides pour faire face à l’augmentation des cas d’usages abusifs de la liberté d’expression ?
On le voit, le développement d’Internet repose la question de la manière dont la liberté d’expression doit et peut être encadrée en France.